Autour d’un piano Erard de 1838, évocation des salons parisiens à l’heure romantique

par

Dans un salon de la Nouvelle Athènes. Carl Czerny (1791-1857) : Nocturne sentimental (arrgmt Laura Granero). Carl Maria von Weber (1786-1826) : Andante consolante (Sonate op. 70) ; Air d’Anette (Der Freischütz ; arrgmt Benjamin d’Anfray). Franz Liszt (1810-1886) : Auf dem Wasser zu singen  S 558/2 (d’après Schubert D 774) ; Funérailles S 173 (Harmonies poétiques et religieuses). Frédéric Kalkbrenner (1785-1849) : Thème favori de la Norma de Bellini op. 122. Adolphe Adam (1803-1856) : Le Retour à la montagne. Frédéric Chopin (1810-1849) : Valses op. 69 no 1 & 2 ; Fantaisie-Impromptu op. 66 ; Prélude op. 28 no 8 en fa dièse mineur. Laura Granero, Olga Pashchenko, Edoardo Torbianelli, piano Erard (1838). Ensemble Lélio : Benjamin d’Anfray, piano , violoncelle ; Roberta Cristini, clarinette ; Jeanne Mendoche, soprano. Livret en français, anglais, breton. Juin 2019. 60’11. Son an ero 14

En réaction aux adornements Rocaille, un premier Romantisme se réfugia dans un fonds gréco-romain qui admettait un certain conservatisme. Dans la forme (« sur des pensers nouveaux faisons des vers antiques » d’André Chénier), par les sources d’inspiration, par l’éthique : « Y a-t-il rien de nouveau ? Tout est trouvé. Notre tâche n’est pas d’inventer mais de continuer » écrira Jean-Auguste-Dominique Ingres, le peintre de L’Apothéose d’Homère (1827). D'abord conçue comme temple périptère sous Napoléon Ier, inspirée de l'architecture gréco-romaine et de l'Olympieion d’Athènes, l’église parisienne de La Madeleine mobilisa sous Jean-Jacques Huvé une cohorte d’artistes qui achevèrent le projet en 1842. Son portique, son péristyle et son fronton renvoient aux édifices de l’Antiquité. Ami d’Ingres, l’architecte Hippolyte Le Bas se vit confier la construction de l’église Notre-Dame-de-Lorette (1823-1836) dont les colonnes, la statuaire, et le tympan relèvent là encore des mêmes modèles anciens. À proximité, sur les pentes du quartier Saint-Georges, aujourd’hui dans le 9e arrondissement de la capitale, se développa une architecture antiquisante qui coïncidait avec le philhellénisme des grands artistes et notables qui y élurent résidence. Y habiteront Eugène Delacroix, George Sand, Alexandre Dumas, Frédéric Chopin, Victor Hugo… 

C'est dans ce quartier baptisé « Nouvelle Athènes » en 1823 que se situe le Musée de la Vie romantique, fondé en 1987 rue Chaptal, dans l’hôtel Scheffer-Renan, où demeura le peintre d'origine hollandaise Ary Scheffer (1795-1858). En référence à ce foyer d’échanges artistiques, l’association du même nom ambitionne de « redécouvrir en profondeur le grand savoir-faire de la tradition des claviers des XVIIIe et XIXe siècles : autant à travers la connaissance et la pratique des instruments d’époque qu’à travers la compréhension approfondie du langage, de l’esthétique, des techniques de jeu de ce passé ». Ateliers, masterclasses, concerts s’organisent parallèlement à la collection de pianos d’époque, restaurés et mis à disposition sous l’égide de cette association.

Enregistré live à l’auditorium du Petit Palais en juin 2019, ce disque « reconstitue l’atmosphère d’un salon romantique parisien où l’élite musicale, littéraire et artistique côtoyait les milieux aristocratiques et financiers », selon la notice du CD. On y rencontre des œuvres notoires, d’autres rares. Des pièces solistes mais aussi un extrait du Freischütz pour soprano, arrangé avec clarinette. Et Le Retour à la montagne que les époux Blaës-Meerti donnèrent en récital dans divers cénacles dont les Salons Pleyel.

Les réflexions historiquement informées sur la vocalité et le rubato menées par Laura Granero s’exercent dans deux Valses et un Prélude de Chopin, ciselés avec une touche légère et prudente. Ainsi que dans le Nocturne sentimental où l’interprète considère les inflexions du chant (ici traduites sans grand caractère, malgré le questionnement de l’agogique) et s’applique à orner dans une veine spontanée. Et l’on sait quel improvisateur fut Chopin, si l’on en croit par exemple un souvenir de Charles Rollinat confié au journal Le Temps (1er septembre 1874), relatant une soirée privée où Chopin fit moucher les chandelles pour ne se laisser inspirer que par le clair de lune une heure durant, sous l’admiration de l’assistance. Le compositeur polonais réagissait ainsi à Liszt qui venait de jouer un de ses Nocturnes dans les mêmes circonstances, mais en l’agrémentant à sa guise, attirant la réprobation de son auteur qui osa lui opposer une leçon de style. Déjà à l’époque, le goût respectif des deux hommes était bien cerné par des écrivains comme Balzac : « Il trouva des thèmes sublimes sur lesquels il broda des caprices exécutés tantôt avec la douleur et la perfection raphaélesques de Chopin, tantôt avec la fougue et le grandiose dantesque de Liszt » (Le Cousin Pons, 1847). Le compositeur hongrois avait-il conscience d’une certaine frivolité des goûts parisiens quand il dressa portrait de la musique de Robert Schumann jouée par sa veuve Clara, prétendument avec un chat noir à chaque extrémité du clavier : une affabulation qu’il estimait nécessaire pour intriguer la curiosité du public français ! 

Liszt est évidemment présent dans ce programme dont il constitue la part majeure : la réduction d’un Lied de Schubert, et les Funérailles, entre déploration et fièvre insurrectionnelle, en sympathie à la résistance du peuple hongrois contre la domination des Habsbourg. L’instrument que nous entendons sur ce CD, un Erard à double-échappement, marteaux en cuirs et feutres, acheté en 1838 par un Inspecteur des Douanes de La Rochelle, dispense une résonnance, une ampleur et une dynamique limitées (les crescendos, les paliers fff ne sont guère saillants). Néanmoins les phrasés, les respirations d’Olga Pashchenko convainquent et séduisent : le lourd glas d’ut dans la claudication initiale, la lenteur et le coloris calculés du l’istesso tempo (2’20, malgré la matité des aigus octaviés à 4’34), la dignité du lagrimoso (5’00). Le galop du dramatico (8’00) intéresse particulièrement : la dextérité de l’ostinato de triolet malaxé comme un agrégat de teintes brunes à la main gauche, le chant d’assaut galbé à la main droite, fièrement mais sans histrionisme. La facture du spécimen d’époque apporte ici un nuancier inaccoutumé, qui permet d’entendre la texture et l’harmonie lisztiennes dans un creuset virginal, déparé de son vernis.

Edoardo Torbianelli, professeur à la Schola Cantorum de Bâle, abonde le contenu par la célèbre Fantaisie-Impromptu, dessinée avec fluidité. Et deux figures d’amont : Weber, et Kalkbrenner qui s’était établi à Paris où il se fit remarquer par son jeu perlé et son perfectionnisme, « aussi brillant qu’une boule de billard » selon les contemporains. Éminent technicien, pianiste pour pianistes. Même si le jeune Chopin le vantait en ses lettres comme supérieur à tous ceux qu’il avait entendus, il reconnaissait son caractère difficile et déclina les trois années d’aguerrissement qu’il lui proposait. L’air de Bellini atteste la vogue de l’opéra qui s’invitait dans les salons au gré de ce genre de transcriptions. On peut apprécier une exécution élégante, mais un peu dépourvue de la fantaisie et du charisme que l’on aurait aimé trouver dans l’ensemble de ces enregistrements. D’ailleurs, quoique réalisées dans une cadre identique, les prises de son semblent variables et défavorisent le déploiement du Erard ici employé : elles manquent globalement de relief, de transparence. On connaît des captations de clavicorde davantage sculpturales ! Victime : l’air de Weber apparaît émacié et lointain, escamotant l’agréable prestation de Jeanne Mendoche.

On ignore ce qui complétait ces récitals de mai-juin 2019, toujours est-il que cet album d’une heure aurait pu accueillir d’autres représentants alors au pinacle, dont les pièces foisonnèrent et sont passées de mode. Des Études d’Ignaz Moscheles, ou des Variations d’Henri Herz (1803-1888) trouveraient-elles à s’exhumer dans de tels projets ? Le livret mentionne que l’écoute des enregistrements des disciples de Chopin, Liszt et Clara Schumann stimule les relectures du répertoire romantique par les membres de La Nouvelle Athènes : on aurait souhaité être mieux renseignés sur les modalités de cette quête d’authenticité. Laquelle se concrétise ici par une illustration sonore sérieuse et crédible mais, doit-on l’avouer, pas toujours à la hauteur de l’enthousiasme dont aurait voulu saluer la valorisation de ce patrimoine musical. Pour mieux perpétuer le souvenir de ces  salons qui brillèrent sous la Restauration puis sous le règne de Louis Philippe, l’auditeur gagnera à adjoindre la part de rêve qui fait défaut à ce disque quand celui-ci paraît un peu didactique aux poètes.

Son : 5-7,5 – Livret : 8 – Répertoire : 8-10 – Interprétation : 8

Christophe Steyne

 

 

Vos commentaires

Vous devriez utiliser le HTML:
<a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.