24 compositrices pour 24 mélodies, un attachant florilège
Compositrices. Oeuvre de : Rebecca Clarke, Irène Poldowski, Alma Mahler, Amy Beach, Clara Schumann, Henriette Boësmans, Isabel Mundry, Marie Jaëll, Rosy Vertheim, Katharina Rosenberger, Fanny Hensel-Mendelssohn, Juliana Hall, Henriette Puig-Roget, Charlotte Bray, Manuela Kerer, Elisabeth Maconchy, Ingeborg Bronsart, Marguerite Roesgen-Champion, Madeleine Dring, Ruth Schönthal, Caroline Charrière, Joséphine Lang, Cécile Chaminade et Germaine Tailleferre. Franziska Heinzen, soprano ; Benjamin Mead, piano. 2021. Notice en allemand, en anglais et en français. Textes reproduits en langues originales, avec deux traductions en regard. 57.49. Solo Musica SM 378.
La soprano suisse Franziska Heinzen et le pianiste anglo-polonais-allemand Benjamin Mead se sont rencontrés en 2015 lors de leurs études à la Robert Schumann Hochschule de Düsseldorf et ont décidé de former un duo voué à la mélodie et au lied. Depuis lors, ils se sont produits régulièrement en concert, ont remporté ensemble plusieurs prix, et ont enregistré, au début de l’année 2021, déjà pour Solo Musica, un album consacré au Groupe des Six. Les voici avec une nouvelle gravure, un florilège illustrant l’art de vingt-quatre compositrices avec, pour chacune d’elles, une mélodie ou un lied représentatif.
Franziska Heinzen a fait des études à l’Académie de Zürich avant Düsseldorf ; elle est à l’aise dans Monteverdi, Bach, Haydn, Mozart ou Mahler, tout comme dans la musique de notre temps. Son partenaire, Benjamin Mead, a prolongé sa formation à la Royal Academy of Music de Londres et auprès de personnalités comme Malcolm Martineau. La notice explique qu’en 2019, année du bicentenaire de la naissance de Clara Schumann, l’idée a surgi de se pencher sur des pages peu explorées de compositrices. Le résultat ? Un album qui décrit un voyage à travers de rafraîchissants sentiments printaniers, exploitant cependant aussi les heures douloureuses de solitude et d’incertitude, les pressentiments de mort angoissants, les peurs profondes. Le programme s’ouvre par une exaltation du début de l’été et l’espoir que la beauté imprimée dans les cœurs ne prenne pas fin, à travers le chaleureux poème June Twilight de l’Anglais John Edward Masefield mis en musique par sa compatriote Rebecca Clarke en 1925. Cette brillante altiste, qui fit une carrière internationale, ne connut de son vivant qu’une reconnaissance limitée de son talent de compositrice. Une réalité que trop de femmes ont dû subir, on le sait. A vrai dire, dans la plupart des pages inscrites à l’affiche, une certaine forme de tristesse domine : on relève surtout de la mélancolie, de la désolation face à un amour perdu ou l’impossibilité d’une relation sans nuages. Quelques moments de sourire ou de décontraction apparaissent, mais ils ne sont pas majoritaires.
La découverte de ce florilège met en lumière l’éclectisme et la diversité du choix des interprètes qui ont fait des recherches poussées pour en élaborer le contenu. Ce panorama, dont les plages ne correspondent pas à une chronologie factuelle mais mélangent les époques, s’étend du début du XIXe siècle, avec Fanny Hensel-Mendelssohn, se prolonge pendant le romantisme, se poursuit avec des pages étalées sur le XXe siècle et est complété par des mélodies de cinq compositrices nées entre 1958 (Juliana Hall) et 1982 (Charlotte Bray). Sept pays sont représentés : l’Allemagne, la France, la Hollande, la Suisse, l’Autriche, le Royaume-Uni et les Etats-Unis. Une petite place revient indirectement à la Belgique par l’intermédiaire d’Irène Poldowski dont le père, Henryk Wieniawski, est mort en 1880, un an après la naissance de sa fille à Ixelles. Irène Poldowski, qui adopta le nom de son mari pour jouer du piano, séjourna à plusieurs reprises dans notre capitale où elle se produisit notamment dans le cadre des concerts de La Libre Esthétique. Elle avait un faible pour les poèmes de Paul Verlaine ; la présence de sa fauréenne Heure exquise de 1913 confirme cet engouement d’élégante manière.
On retrouve des figures connues dans ce contexte riche en découvertes : Clara Schumann entre crainte et préservation de l’amour (Am Strande en 1840, sur un poème de Wilhelm Gerhard), Marie Jaëll qui évoque en 1880 le bonheur qui s’effeuille et qui passe (une mise en vers de Charles Grandmougin, l’auteur des livrets de Hulda de César Franck et de La Vierge de Massenet), ou encore Alma Mahler. Celle-ci est doublement présente. Comme compositrice d’abord, avec une mélodie de 1910, Laue Sommernacht, où apparaissent deux êtres qui s’étreignent dans la nuit sans étoiles, sur un texte d’Otto Julius Bierbaum ; ensuite comme personnage dans Nur der seinen Leben de Manuela Kerer qui, en 2012, utilise un extrait du Journal intime d’Alma où celle-ci explique de façon amère qu’elle a dû renoncer à la composition pendant son mariage. On y ajoutera les Françaises Germaine Tailleferre pour un langoureux Remembrance de 1934 d’après Lord Byron, ou Cécile Chaminade évoquant en 1893 le souvenir d’une lettre d’enfance oubliée, sur des vers nostalgiques de Louise-Rose Gérard, l’épouse d’Edmond Rostand.
Des compositrices méconnues attirent notre attention : la Hollandaise Rosy Wertheim qui cherche le chemin de l’île de l’oubli avec Anna Ritter, la Suissesse Marguerite Roesgen-Champion qui s’enivre de la sensualité de Leconte de Lisle, la Française Henriette Puig-Rochet dans une satire de Paul Fort, l’Allemande Ingeborg Bronsart face aux redoutables attraits de Die Loreley de Heine, l’Anglaise Elizabeth Maconchy qui cherche l’inspiration dans le rêve d’Ophélie de Shakespeare, ou sa compatriote Madeleine Dring, dans un amusant espace d’insouciance situé par John Betjeman au sein d’une boîte de nuit. Quant aux compositrices contemporaines, en plus de Manuela Kerer déjà citée, on découvre l’imagination de l’Américaine Julia Hall face à l’errance d’Emily Brontë, les audaces stylistiques de l’Allemande Isabel Mundry chez Kafka, les constructions poétiques échafaudées par la Suissesse Katharina Rosenberger sur un texte de Cummings, ou les mélancolies de l’absence de l’Anglaise Charlotte Bray d’après des haïkus de Caroline Thomas. On s’intéressera beaucoup à la Hollandaise Henriëtte Bosmans et à son touchant regard éternel inspiré de Paul Fort, à l’Américaine Amy Beach à travers l’indécision de l’amour changeant énoncée par Elisabeth Browning, à sa compatriote Ruth Schönthal qui, sur un texte écrit par elle-même, dépeint l’amour devenu habitude, ou encore à cette étonnante récitation-éclair où Caroline Charrière laisse murmurer voix et piano sur Ecouter et ne pas entendre, quatre brèves affirmations antinomiques de la Franco-Suisse Marguerite Burnat-Provin.
Toutes ces petites pièces, dont la plus courte (Tailleferre) dure soixante bonnes secondes et la plus longue (Bronsart) un peu plus de quatre minutes, valent le détour. Franziska Heinzen se coule avec aisance dans les nuances de ces miniatures chantées et développe une sensibilité et une émotion délicates et raffinées, ainsi qu’une belle éloquence dans les nombreux moments d’intimité et de confidences. Sa prononciation s’adapte sans difficultés aux différentes langues des poèmes. La voix est claire, avec des aigus la plupart du temps contrôlés, et le vibrato qui apparaît de-ci de-là ajoute au charme parfois suranné de ce récital si original et si courageux, destiné à mettre en évidence un répertoire qui demeure largement à défricher. Au piano, Benjamin Mead est dans la retenue et dans la finesse, offrant à la cantatrice le soutien que réclament les climats de cet album. La notice éditoriale offre quelques indications bienvenues sur les compositrices, mais trop brèves vu leur nombre, et intègre les textes complets et leurs utiles traductions. L’enregistrement, effectué au SRF Studio de Zürich en janvier 2021, rend bien justice à un duo qu’il faut inciter à suivre le chemin, qui leur convient si bien, de pages méconnues.
Son : 9 Notice : 8 Répertoire : 8 Interprétation : 9
Jean Lacroix