Sampling: La Cour de Justice de l’Union Européenne précise (ou non ?) les limites du droit d’intégrer dans des œuvres musicales des échantillons sonores issus de phonogrammes
La Cour de Justice de l’Union européenne a rendu, ce 29 juillet 2019, un arrêt très attendu dans le monde musical. Le fait que cette décision ait été prononcée par la grande chambre de la Cour en souligne d’ailleurs l’importance.
Les faits
Dans cette affaire, deux artistes, Moses Pelham et Martin Haas, avaient enregistré, en 1997, une œuvre musicale intitulée “Nur mir”. À cet effet, ils avaient utilisé sans autorisation un échantillon (sample) d’une séquence rythmique de deux secondes environ prélevée sur un phonogramme du groupe musical Kraftwerk, publié en 1977. La séquence en question était issue du titre “Metall auf Metall” figurant sur ce phonogramme. Deux membres du groupe Kraftwerk, Ralf Hütter et Florian Schneider-Esleben, ont saisi les tribunaux, estimant que l’utilisation de cet échantillon violait les droits de propriété intellectuelle dont ils sont titulaires en leur qualité de producteur du phonogramme ou, à tout le moins, en tant qu’artistes interprètes ou exécutants. Ralf Hütter invoquait également une violation de son droit d’auteur en sa qualité de compositeur de “Metall auf Metall”. Les juridictions allemandes leur donnèrent raison, tant en première instance qu’en appel. Saisie d’un recours en révision, la Cour fédérale de justice allemande (Bundesgerichtshof), considérant que l’issue du litige dépendait de l’interprétation du droit de l’Union européenne, a posé plusieurs questions à ce propos à la Cour européenne.
La portée du droit de reproduction des producteurs de phonogrammes et du droit à la liberté artistique
La grande chambre de la Cour de Justice, présidée par notre compatriote Koen Lenaerts, a jugé que le droit exclusif conféré par la Directive européenne 2001/29 sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information au producteur de phonogrammes d’autoriser ou d’interdire la reproduction de son phonogramme lui permet de s’opposer au prélèvement par un tiers d’un échantillon sonore, même très bref, de ce phonogramme afin de l’inclure dans un autre phonogramme. La Directive permet, en effet, aux producteurs de phonogrammes de s’opposer à toute reproduction de ceux-ci “en tout ou en partie”. Selon la Cour, cette expression doit être interprétée largement afin de garantir un niveau de protection élevé aux producteurs de phonogrammes et de protéger leurs investissements qui, dans ce domaine, sont considérables.
La Cour déduit de ce qui précède que le droit allemand, qui stipule que les tiers qui créent des œuvres indépendantes en utilisant l’œuvre d’autrui sont libres d’utiliser et d’exploiter ces œuvres indépendantes sans l’autorisation de l’œuvre qui a été utilisée, est contraire au droit d’auteur européen.
La Cour précise, cependant, que le droit exclusif des producteurs de phonogrammes ne les habilite pas à s’opposer au prélèvement d’un échantillon sonore sur leurs phonogrammes en vue de l’utiliser dans une nouvelle œuvre, lorsque cet échantillon est utilisé sous une forme modifiée et non reconnaissable à l’écoute. En effet, les droits de propriété intellectuelle, qui relèvent du droit de propriété et constituent donc des droits fondamentaux, doivent être conciliés avec un autre droit fondamental: la liberté artistique.
Dans cette affaire, l’échantillon utilisé nous paraît parfaitement reconnaissable à l’écoute du titre “Nur Mir”. Les membres du groupe Kraftwerk, en leur qualité de producteur du phonogramme contenant “Metall Auf Metall”, devraient donc être en mesure de s’opposer à toute reproduction, communication au public et distribution de “Nur Mir”.
Il est intéressant d’observer que, si les défendeurs avaient interprété eux-mêmes les sonorités empruntées à “Metall Auf Metall” au lieu de les extraire d’un phonogramme préexistant, ils n’auraient peut-être pas connu les démêlés judiciaires dont ils font aujourd’hui l’expérience. En effet, en pareille hypothèse, les protagonistes du groupe Kraftwerk n’auraient pas pu invoquer les droits dont ils sont titulaires en tant que producteur de phonogrammes, et il n’est pas garanti qu’ils auraient pu faire obstacle à la diffusion du titre “Nur Mir” sur le fondement de leur droit d’auteur sur l’œuvre “Metall Auf Metall”. En effet, le droit d’auteur dont bénéficient les compositeurs d’œuvres musicales leur permettent, en principe, uniquement de s’opposer à des utilisations d’éléments originaux issus de leurs œuvres. Or, il n’est pas certain (mais pas non plus exclu) que le fragment de deux secondes environ tiré du titre “Metall Auf Metall” et intégré dans “Nur Mir” présente l’originalité requise.
Les contours du droit de citation
La Cour consacre, ensuite, quelques considérations bienvenues à l’exception de citation prévue par la Directive 2001/29. Celle-ci permet aux États membres de prévoir que les citations d’œuvres faites, par exemple, à des fins de critique ou de revue ne portent pas atteinte au droit d’auteur ni aux droits voisins du droit d’auteur (ce qui inclut, notamment, le droit des producteurs des phonogrammes), à condition que la citation concerne une œuvre ou un phonogramme qui a été mis licitement à la disposition du public, qu’elle soit faite conformément aux bons usages et dans la mesure justifiée par le but poursuivie et que, dans la mesure du possible, la source, y compris le nom de l’auteur, soit indiquée.
La Cour souligne que, pour que l’exception de citation trouve à s’appliquer, l’utilisation en cause à des fins de citation ne doit pas dépasser les limites de ce qui est nécessaire pour atteindre l’objectif poursuivi par la citation en cause. Elle admet que l’utilisation d’un échantillon sonore prélevé sur un phonogramme et reconnaissable à l’écoute de l’œuvre dont est extrait cet échantillon peut, dans certains cas, constituer une citation, pourvu que cette utilisation ait pour objectif d’“interagir avec l’œuvre citée”: elle doit avoir pour but d’illustrer un propos, de défendre une opinion ou de permettre une confrontation intellectuelle entre l’œuvre citée et les propos de l’utilisateur de l’échantillon. La Cour expose qu’une telle interaction avec l’œuvre d’origine n’est pas présente, et que l’exception de citation ne peut donc pas être invoquée, lorsque cette œuvre n’est pas identifiable dans l’œuvre dans laquelle l’échantillon est utilisé.
Ce que la Cour entend par “identifiable” est loin d’être clair. On peut cependant déduire des conclusions rendues par l’Avocat Général dans cette affaire, auxquelles renvoie la Cour, qu’il faut, pour l’exception de citation puisse être invoquée, que l’extrait cité ait été incorporé tel quel ou en tout cas sans dénaturation dans l’œuvre ultérieure et qu’il soit aisément possible de la distinguer, dans cette oeuvre comme un élément étranger : en effet, soutient l’Avocat Général, l’œuvre intégrant la citation ne pourrait pas entrer en dialogue ou se confronter avec l’œuvre citée si celle-ci se confondait complètement avec celle-là.
Il reviendra aux juridictions allemandes d’apprécier, à la lumière de ces critères, si MM. Pelham et Haas peuvent se prévaloir de l’exception de citation en l’espèce.
Un arrêt capital dans le domaine musical, mais qui ne brille pas par sa clarté
Cet arrêt revêt une importance essentielle dans le secteur musical, où la technique de l’échantillonnage (sampling) est largement répandue.
On en retiendra que les compositeurs qui souhaitent intégrer dans une œuvre de leur cru des échantillons sonores (aussi brefs soient-ils) issus d’un phonogramme devront veiller à obtenir l’accord des producteurs de ces phonogrammes. Il n’en ira autrement que:
- lorsque ces producteurs ne peuvent plus faire valoir de droits exclusifs à l’égard des phonogrammes concernés, la durée légale de ces droits étant arrivée à échéance. On notera toutefois que, dans ce cas, les auteurs de l’œuvre dont est issu l’échantillon ou les interprètes de cette œuvre pourront éventuellement invoquer, respectivement, leurs droits d’auteur ou les droits voisins du droit d’auteur dont jouissent les artistes interprètes pour s’opposer à la diffusion de l’œuvre incorporant l’échantillon -à moins que l’exception de citation trouve à s’appliquer;
- lorsque l’artiste ayant intégré l’échantillon dans son œuvre peut invoquer l’exception de citation. Il ne pourra le faire que: (i) lorsque l’œuvre à laquelle est empruntée l’échantillon a été mise licitement à la disposition du public; (ii) la source, y compris le nom de l’auteur de l’œuvre dont est issu l’échantillon, soit mentionnée, à moins que cela ne s’avère impossible; (iii) dans la mesure où la citation a pour objectif d’illustrer un propos, de défendre une opinion ou "de permettre une confrontation intellectuelle entre l’œuvre et les propos de l’utilisateur de l’échantillon". Ceci suppose que l’œuvre incorporant la citation "entre en dialogue ou se confronte avec l’œuvre dont est extraite la citation" et qu’il soit donc possible de distinguer la citation comme un élément étranger dans l’œuvre à laquelle elle s’intègre. C’est là que les choses se corsent car, si tout mélomane averti identifiera sans peine un extrait d’une symphonie de Mahler dans la Sinfonia de Berio comme un "corps étranger", tel ne sera probablement pas le cas de la moindre citation d’une œuvre d’un compositeur inconnu;
- lorsque l’échantillon a été modifié de telle sorte qu’il n’est plus reconnaissable à l’écoute. Comme nous le rappelait récemment Annette Vande Gorne, les compositeurs de musique acousmatique utilisent parfois des échantillons sonores, mais les retravaillent et les transforment généralement en vue de créer de nouveaux sons. Cet arrêt les conforte dans leur droit de composer de la sorte. On ne peut que s’en réjouir.
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Olivier Vrins