Le chant des vanités, un récital éblouissant de Philippe Jaroussky
La vanità del mondo. Airs d’oratorios d’Antonio Maria Bononcini (1677-1726), Antonio Caldara (1670-1736), Fortunato Chelleri (1690-1757), Nicola Fago (1677-1745), Georg Friedrich Haendel (1685-1759), Johann Adolph Hasse (1699-1783), Benedetto Marcello (1686-1739), Alessandro Scarlatti (1660-1725) et Pietro Torri (c.1665-1737). Philippe Jaroussky, contre ténor ; Ensemble Artaserse. 2020. Livret en français, en anglais et en allemand. Textes des airs chantés en langue originale, avec traduction en trois langues. 73.10. Erato 0190295179298.
Dans une note préliminaire qui figure avant l’excellente notice de Jean-François Lattarico, Philippe Jaroussky, la quarantaine passée et après plus de vingt ans d’enregistrements, précise qu’en dehors d’une collaboration dans Sedecia, re di Gerusalemme d’Alessandro Scarlatti, il ne s’était pas encore penché sur le genre de l’oratorio italien. Une lacune désormais réparée dans un contexte bien particulier, celui de l’actuelle pandémie. Programmé en avril 2020, l’album n’a pu en effet être réalisé qu’en juin. L’ambiance de crise sanitaire a engendré le choix de l’intitulé de ce récital, La vanità del mondo, qui incite à la réflexion, mais est aussi le titre d’une partition de Pietro Torri que Reinhard Goebel et Musica Antiqua Köln ont gravée pour le label Musique en Wallonie en 2018. Pietro Torri a été au service de l’électeur Maximilien-Emmanuel de Bavière, installé à Bruxelles, où l’œuvre fut représentée en 1706. L’air extrait de cet oratorio, Esiliatevi pene funeste, propose une mélodie aimable avec accompagnement d’orchestre virtuose, avant l’instauration d’un climat qui fait la part belle au hautbois et invite les doux contentements à verser sur l’âme des torrents de joie.
Le programme de ce superbe CD est donc construit sur un éventail d’airs de l’oratorio italien de la fin du XVIIe siècle et de la première moitié du XVIIIe siècle, avec un parcours de Rome à Naples et de la Vénétie à la Lombardie. Tout au long de ce panorama choisi avec discernement, Philippe Jaroussky fait une fois de plus la démonstration de l’expressivité et de l’émotion d’une voix au son et à la fraîcheur irréprochables, soutenue dans une vision musicale commune et empathique par un ensemble Artaserse en pleine forme. Au-delà de pièces connues, on trouve plusieurs morceaux en première gravure mondiale.
Sans détailler chacune des dix-huit plages de ce disque éblouissant, on relèvera l’emprise du soliste dès l’air d’entrée, Perché più franco, lui aussi de Pietro Torri, tiré de son Abramo plus tardif (1731), où il est question du sacrifice d’Isaac par son père, dans des accents dramatiques que Jaroussky cisèle avec retenue. C’est la première gravure mondiale. L’Ancien Testament est une source d’inspiration idéale, comme le confirme la figure de Judith dans La Giuditta d’Alessandro Scarlatti (1697) dont il existe deux versions ; l’air déchirant d’une nourrice, Dormi, o fulmine di guerra (version « Cambridge »), se situe au moment de l’action décisive au cours de laquelle la belle et jeune veuve va frapper le général assyrien Holopherne. Une autre Giuditta (1709), de Benedetto Marcello cette fois, est représentée par un air d’un capitaine du général, Tuona il ciel, typique de l’aria di furore qui alimentait les premiers opere serie, comme le précise la notice, avec une orchestration chaleureuse et séduisante. Au fil du discours, on s’attarde bien entendu sur le languissant Lascia la spina, cogli la rosa d’Il trionfo del Tempo del Disinganno (1707) de Haendel, qui date de son arrivée à Rome. Mais aussi sur les airs de Caldara tirés de Santa Ferma (1717) ou de Morte e sepoltura di Christo (1724), ce dernier servant de conclusion au récital, avec leurs accents tour à tour poétiques, plaintifs ou douloureux, ou encore sur le Bacio l’ombre e le catene, extrait sombre et dramatique de La decollazione di San Giovanni Battista (1709) d’Antonio Maria Bononcini. Sans oublier Johann Adolph Hasse et sa Conversione di Sant’Agostino, donnée à Dresde en 1750, dont est proposé un récitatif accompagné qui évoque l’espoir placé en la transformation et l’air Il rimorso opprime il seno, avec sa part de tristesse soulignée par des instruments en osmose et en phase de délicatesse.
Sur le plan des premières mondiales, outre l’Abramo de Torri déjà signalé, on trouve un récitatif accompagné et un air dramatique du Dio sul Sinai (1731) de Fortunato Chelleri, d’origine allemande, qui fut au service de la cour du Prince-Évêque de Wurzbourg, et un autre Caldara, au style vigoureux, qui provient d’Assalone et de sa période viennoise (c.1720). Nicola Fago est représenté par un lamento de style napolitain d’Il faraone sommerso (1709), avec un orchestre en symbiose -en ce qui nous concerne, nous estimons que c’est le temps fort de ce récital-, et Marcello par l’extrait de La Giuditta évoqué plus avant lui aussi.
A travers ce panorama représentatif très varié, on savoure l’agilité de Jaroussky, son assurance, sa capacité à diversifier les sentiments, qu’ils soient tendres, véhéments ou angoissés, sa diction et son articulation, l’élévation de son propos et surtout la rencontre avec le côté spirituel qui émane de ces pages si prenantes. Servi par une prise son claire et lumineuse, ce récital est un bijou à thésauriser.
Son : 10 Livret : 10 Répertoire : 9 Interprétation : 10
Jean Lacroix