60e anniversaire du festival de la Grange de Meslay : le premier week-end, piano en majesté

par

PHOTO GERARD PROUST
8 JUIN 2024 GRANGE DFE MESLAY
60 ANS FETES MUSICALES EN TOURAINE
ROSE RICHTER PLANTATION

En 1963, à l’occasion de son récital à Tours, Sviatoslav Richter a eu un coup de cœur pour la grange du XIIIe siècle. Dès l’année suivante, il crée un festival qui fête cette année ses 60 ans. Le vendredi 7 juin, Jonathan Biss ouvre la festivité avec un magistral récital Schubert, suivi d’un autre récital de piano par Dmitry Masleev le samedi 8 et un majestueux concert par la basse Alexander Roslavets avec Andrei Korobeinikov au piano. Un week-end de haute volée, d’une extraordinaire concentration musicale et humaine.

Si le nom du pianiste américain Jonathan Biss n’est pas encore familier du grand public français, son concert avec l’Orchestre de chambre de Paris en mai dernier l’a fait connaître un peu plus, d’autant que son programme était bien original : il s’agit du concert The Blind Banister de Timo Andres (1985-), dans le cadre du projet Beethoven/5, commande de cinq concertos pour piano en relation avec ceux de Beethoven. Mais à Meslay, il captive l’audience avec les deux dernières sonates de Schubert. Ses subtiles oscillations de tempo bercent nos oreilles tout au long du récital. Chaque noire ou chaque croche, écrites de la même manière sur la partition, n’ont pourtant jamais la même valeur. Elle se dilate ici et se rétrécit là, la différence est si infime que cela est à peine perceptible. Or, ce balancement est organique. Sans s’en apercevoir, on suit ses notes et attend ce qui va venir, pour éprouver le malin plaisir de goûter un millième de seconde de moins ou de plus par rapport à la mesure qui reste, elle, intransigeante. Un péché mignon des mélomanes, assurément. Si la lenteur du deuxième mouvement du D. 960 est absolument extraordinaire, son voyage intérieur est tel qu’on ne la sent plus. En l’écoutant, on perd totalement -et nous insistant sur ce mot- la notion habituelle du temps. Ou le temps n’existe plus. Pour autant, il ne cherche jamais d’effet, Biss joue tout simplement Schubert. Mais c’est bien du Schubert filtré par Biss. À travers ces sonates, le pianiste exprime sa personnalité qui ne prend jamais le dessus sur le compositeur. L’équilibre est tout aussi subtil que le balancement, il est minutieusement mis en place jusqu’à devenir complètement naturel. Et on sait que c’est un des signes d’une personnalité musicale exceptionnelle. Ce fut un moment suspendu, et ce moment fut la musique de Schubert. 

Le récital de Dmitry Masleev le samedi soir a une tout autre allure. D’abord le programme, constitué de courtes pièces -la plus conséquente reste Un Nuit sur le Mont chauve de Moussorgski / Tchernov. La soirée est parsemée de quelques (relatives) raretés, comme des Nocturnes de Glinka et de Balakirev, ou de Fragments, extraits de Trois pièces de Rachmaninov (1917). Sa qualité, indéniable, est un lyrisme dans des moments calmes ou dans des pièces lentes. Ni exacerbés ni sentimentaux, ces moments sont de véritables méditations. Introspectives, songeuses ou absorbées, son interprétation brille d’une sonorité cristalline et apaisante. Dans son jeu, quelques ornements sont étincelants, comme un sursaut d’éclat qui illumine tout avant de retomber dans un état contemplatif.

Entendre la basse Alexander Roslavets avec le pianiste Andreï Korobeinikov dans ce cadre chaleureux de la Grange de Meslay est un véritable privilège. De l’atmosphère sinistre des Chants de danses de la mort (Moussorgski) à l’intensité dramatique du Roi des aulnes, en passant par des Tchaïkovski, Dargomyjski et Rachmaninov, l’investissement musical et verbal du chanteur impressionne profondément. Sa voix a quelque chose de terre à terre, puisant la moindre fertilité dans le sous-sol même stérile, de sorte que tout ce qu’il chante revêt un sens profond au-delà de l’imagination. Dans L’Atlas de Schubert, on sent réellement le poids du monde qu’il supporte, renforcé par le jeu de Korobeinikov qui jette les accords massifs comme des rochers percutent le sol, comme s’ils étaient aspirés par une force gravitationnelle. Son expressivité, appuyée par l’incroyable clarté de la diction, permet que les sentiments évoqués par les paroles soient ressentis chez l’auditeur même s’ils sont totalement ignorants de la langue. Il l’a montré éloquemment dans L’air de la puce de Moussorgski donné en bis, avec ces rires à la fois moqueurs et sinistres. 

Un autre moment fort du week-end est offert par le Trio Wanderer dans Beethoven (Trios n° 5 « des Esprits » et n° 6). La complicité des trois musiciens n’a plus rien à prouver : elle crée une vivacité qui irrigue l’interprétation à tout moment. Dès lors, quelques décalages entre instruments ne sont plus des problèmes mais deviennent une partie intégrante de la musique elle-même, d’autant que leur jeu naturel rattrape tout !

Dimanche matin, le pianiste japonais Masaya Kamei (1er prix au Concours Long-Thibaud en 2022) propose un programme virtuose avec des œuvres de Chopin, Ravel, Takemitsu et Balakirev. Il a des doigts qui permettent de s’aventurer dans les pièces techniquement les plus difficiles, mais il lui manque encore les phrasés du chant dans les Variations sur « Là ci darem la mano » de Chopin ou l’inspiration littéraire dans Gaspard de la nuit, ou encore le bon équilibre entre les parties brillantes et la mélopée médianne dans Islamey de Balakirev. Toutefois, son implication musicale est entière. C’est cette sincérité que le public a grandement appréciée avec une ovation debout. 

Pour fêter les 60 ans du festival et pour rendre hommage à son fondateur, le rosier « Sviatoslav Richter le pianiste libre », a été planté à l’entrée de la grange. Il s’agit d’une variété spécialement créée par Jean-Lin Lebrun, pépiniériste et spécialiste de la rose. La plante va atteindre jusqu’à 2 mètres, avec des grappes de trois à cinq boutons, d’un bon parfum. Dans le futur, l’entrée de l’édifice sera recouverte de belles fleurs roses en souvenir du pianiste russe qui adorait cette fleur.

Concerts du 7 au 9 juin.

Victoria Okada

Photos © Gérard Proust

Crédits photographiques : Gérard Proust

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