A Genève , un récital de l’étourdissant Rafał Blechacz
Pour sa série ‘Les Grands Interprètes’, l’Agence de concerts Caecilia invite le pianiste polonais Rafał Blechacz que l’on n’entend que sporadiquement en Suisse. Premier Prix du 15e Concours Chopin de Varsovie en 2005, lauréat du Gilmore Artist Award en 2014, ce quadragénaire accomplit une grande carrière internationale et passe pour l’un des grands interprètes de Chopin à notre époque.
Au Victoria Hall de Genève, il commence son programme du 11 février par l’une des plus célèbres sonates de Beethoven, la Quatorzième en ut dièse mineur op.27 n.2 dite Clair de lune. Dans l’Adagio sostenuto initial tellement galvaudé, il tire de la profondeur des basses un cantabile sobre qui se développe dans un son feutré pour diluer finalement ses croches en triolets dans le halo de la pédale de droite. L’Allegretto médian a une légèreté bucolique dont le Trio soulignera le caractère agreste, alors que le Presto agitato final greffe une véhémence anguleuse au double accord concluant chaque arpège de doubles croches ascendantes, véhémence qu’il tempère par un contre-sujet au lyrisme fiévreux. Cette opposition de coloris marquera le développement jusqu’au déferlement de traits en dents de scie parcourant l’ensemble de la tessiture jusqu’aux claironnants accords conclusifs.
Rafał Blechacz propose ensuite le Schubert tant aimé des Quatre Impromptus op.90. Il aborde le Premier en ut mineur à fleur de clavier en dessinant pratiquement sans pédale le motif de marche pour lui conférer un ton intimiste d’où se répandra le flux mélodique aux élans pathétiques débouchant sur une péroraison en points de suspension entre le majeur et le mineur. Le Deuxième en mi bémol majeur impressionne par la fluidité de ses passaggi en triolets butant sur un ben marcato taillé à coups de serpe resserrant la dynamique jusqu’à une conclusion éclatante. Le sublime Troisième en sol bémol majeur laisse sourdre les larmes sur une expression pudique qui atténuera la basse grondante en irisant les aigus de la mélopée. Et c’est par une main gauche chantant comme un violoncelle qu’il soutient le jaillissement clair des gruppetti descendants du Quatrième en la bémol majeur amenant un Trio nostalgique régi par un rubato magistral.
A Chopin, Rafał Blechaczconsacre la seconde partie de son récital en commençant par la Barcarolle en fa dièse majeur op.60 qu’il nimbe d’un velouté ondoyant en usant savamment des deux pédales pour incorporer les abbellimenti à la ligne mélodique et profiter du doppio trillo pour l’éclaircir. Mais les tutti de la péroraison provoquent une boursouflure qui finira par engloutir la stretta hallucinée. Par contre les Trois Mazurkas op.50 renouent avec cette élégance racée qui se sert de la pulsation interne pour les nimber d’une poésie intime tout en fines touches. La Troisième Ballade en la bémol majeur op.47 est développée librement avec des octaves effleurées donnant naissance à une ligne de chant nuancée par les contrastes d’éclairage jusqu’à une coda triomphante où les enchaînements d’accords évitent l’écueil de la dureté tout en conservant leur éclat. Et c’est par le Troisième Scherzo en ut dièse mineur op.39 que s’achève ce programme exigeant. Aux octaves en rafales répondent les cascades de croches limpides comme des traits de harpe entraînant naturellement à leur suite un motif de choral qui s’amplifie avant d’être happé par un presto époustouflant qui provoque l’enthousiasme délirant du public. Avec une gaucherie presque timide, le pianiste y répond en présentant trois bis incluant notamment la Septième Valse et le Septième Prélude de Chopin. Quelle classe !
Genève, Victoria Hall, 11 février 2025
Crédits photographiques : Marco Borggreve