A Liège, Annick Massis domine un Roméo et Juliette sobre
Roméo et Juliette, monté au Théâtre-Lyrique en 1867, est l'un des plus grands succès de Gounod. Mélange de Grand Opéra à la française (genre qui lui avait déjà réussi dans La Reine de Saba) et de cet opéra de demi-caractère inventé par Faust en 1859, il présente tous les aspects de ses inspirations lyrique et dramatique, liées à l'une des plus belles trames dramatiques qui soient. Il n'est pas étonnant que l'œuvre soit si souvent représentée depuis sa création. Encore faut-il respecter cet équilibre subtil entre violence et amour, entre tableaux grandioses et scènes intimes. Arnaud Bernard se concentre sur les décors et la direction d'acteurs. Les décors sont réduits, sobres, mais comptent de jolies réussites comme la terrasse du bal initial, l'austère cellule de Frère Laurent en osmose parfaite avec le contrepoint sévère du prélude de l'acte III, ou le tombeau de Juliette, éclairé à la bougie lors de la scène finale. La direction d'acteurs est sans faille, en particulier dans les scènes d'ensembles, très réussies, telles la furieuse bagarre avec double duel à l'acte III ou la triste cérémonie de mariage de Juliette avec le comte Pâris. Petit bémol : cette irritante manie qu'ont les metteurs en scène actuels de faire chanter leurs solistes devant un rideau fermé, comme dans le madrigal du premier acte ou durant la grand air de Juliette à l'acte IV. Expérimenté dans son art d'après sa biographie, et familier de l'oeuvre de Shakespeare (il l'aurait montée douze fois!), Arnaud Bernard ravit les yeux sans doute : voilà une fort honnête illustration de la légende des amoureux de Vérone, mais c'est tout. Elle paraît sans projet particulier, sans vraie conviction, sans personnalité finalement, c'est un peu dommage. Heureusement, la distribution est très bonne. Et dominée par une Annick Massis à la voix souveraine, dans la vraie tradition de la déclamation française, somptueuse autant que douce et souriante. Les quatre duos de la partition s'en trouvent merveilleusement illuminés. Son Roméo, le ténor venezuelien Aquiles Machado, assez fâché avec la langue de Barbier-Carré et piètre acteur, possède une jolie voix, hélas trop souvent plastronnante ("Ah! Lève toi, soleil "). Il donne le meilleur de lui-même aux dernières lignes de l'acte II, si poétique, ou durant le duo de l'hyménée, joliment conduit. Frère Laurent a la voix caverneuse de Patrick Bolleire, aux graves superbes et pleins de bonté. Et quel sens de la ligne vocale ! Le comte Capulet (Laurent Kubla) paraît bien jeune auprès de sa fille mais se distingue par un legato admirable. Sa prestance scénique fait du personnage un rôle presque principal. Mercutio (Pierre Doyen) et Stephano (Marie-Laure Coenjaerts) sont gratifiés chacun d'un air célèbre et payant : bons chanteurs, ils sont un rien handicapés par le tempo trop lent adopté par le chef. Il amenuise l'impact de leurs interventions qui devraient étinceler. Brillant Tybalt de Xavier Rouillon et truculente Gertrude de Christine Solhosse. Sonore Gregorio de Roger Joakim et pittoresque duc de Vérone de Patrick Delcour. Les choeurs, fort importants dans ce semi-Grand Opéra, se révèlent nerveux (scène des duels), impressionnants (chant funèbre de Tybalt) ou même plus qu’émouvants (épithalame de Juliette). Grand habitué des lieux, le chef Patrick Davin, attentif au plateau, démontre à l'envi la maîtrise compositionnelle de Gounod, occultée par la simple écoute de mélodies enchanteresses. Il allie dramatisme et lyrisme, respectant l'alternance complexe de cette partition : ce n'est pas son moindre mérite. Les préludes des différents actes, trop vite passés, sont significatifs à cet égard et participent à l'intense plaisir du mélomane. Mais Davin n'oublie pas non plus de mettre en avant l'écriture poétique des bois, telle cette flûte au second couplet du rondo de Stéphano, ou les savants contre-chants des bassons. Voilà donc une fort belle exécution de ce fameux Roméo et Juliette de Gounod, non exempte de défauts mais globalement réussie. Une introduction idéale au monde de l'opéra, selon la politique poursuivie depuis longtemps par l'Opéra Royal de Wallonie. Le public, nombreux, comptait en effet bon nombre de jeunes.
Bruno Peeters
Opéra Royal de Wallonie, le 17 novembre 2013