A Paris une Belle au Bois dormant qui défie le temps
Après dix ans d’absence, le Ballet de l’Opéra de Paris remet à l’affiche pour trente représentations la production de La Belle au Bois dormant que Rudolf Nureyev avait conçue à l’intention de la compagnie en mars 1989. Respectant les volontés de Marius Petipa, concepteur de la chorégraphie de la création du 15 janvier 1890 à Saint-Pétersbourg, il avait élaboré une mise en scène dans le style Louis XIV se déroulant dans un Versailles de fantaisie. Mais la scénographie originale de Nicholas Georgiadis et les éclairages de John B. Read ont été remplacés en mai 1997 par les somptueux décors d’Ezio Frigerio jouxtant les toiles peintes à la Fragonard et Claude Lorrain en arrière-plan, tandis que Franca Squarciapino jouait de pastels tendres pour harmoniser les tenues du Corps de ballet, réservant les coloris appuyés pour les premiers plans. Et les suggestives lumières de Vinicio Cheli créaient une atmosphère éblouissante de fête de cour troublée par la fulgurante apparition d’une Carabosse courroucée puis par de mystérieuses fumées qui nimbent la venue de la Fée des Lilas et son cortège de dryades suscitant la vision d’une Aurore endormie.
Il faut noter aussi que la version de Rudolf Nureyev incorpore à l’Acte II un tableau de chasse où s’immiscent diverses danses aristocratiques, tandis qu’il se réserve trois variations dont la plus longue est réglée sur l’Entracte ( N.18) nous révélant un Prince Désiré introspectif en quête d’un amour inassouvi. A l’Acte III, lors du mariage d’Aurore, il coupe les interventions du Chaperon Rouge, du Petit Poucet et de Cendrillon pour ne conserver que les pas de deux de l’Oiseau bleu et de la Princesse Florine et du Chat botté et de la Chatte blanche. En début de tableau, il réhabilite aussi l’imposante Sarabande, ce qui lui permet de laisser de côté la Farandole (N.13), l’Andantino (N.14) et la Marche (N.20). Mais dès que le chef estonien Vello Pähn attaque les premiers tutti d’orchestre évoquant la méchante Carabosse, l’Orchestre de l’Opéra National de Paris brille par la précision du trait et la myriade de coloris fascinants émanant de la magnifique partition de Tchaikovski.
Dès le lever de rideau sur le Prologue autour du berceau, l’on admire la qualité des ensembles assumés par le Corps de ballet et le Junior Ballet de l’Opéra. S’en détache le groupuscule des six Fées exécutant chacune leur variation impeccable sous l’égide de la Fée des Lilas personnifiée par Fanny Gorse, rôle de composition qui lui fait porter une somptueuse robe de cour. Tout aussi engoncés dans leur tenue d’apparat, le roi Florestan de Yann Chailloux et la Reine d’Emilie Hasboun, servis par le majordome Catalabutte (Jérémie Delvider) confit dans ses ronds de jambe obséquieux. L’apparition de Carabosse campée par une Sofia Rosolini flamboyante, flanquée de sa horde de monstres à tête de bouquetin, provoque le coup de théâtre avec la prédiction d’une mort de la Princesse à l’âge de seize ans, atténuée par la Fée des Lilas évoquant un sommeil léthargique. L’Acte I est placé sous le signe des fêtes de ce seizième anniversaire d’Aurore qu’incarne une Héloïse Bourdon radieuse, se jouant des traquenards de sa Scène d’entrée, imposant une technique aguerrie de Première Danseuse dans un Adage à la Rose où elle cultive la lenteur du geste et les arrêts figés sur pointe, tandis que se succèdent auprès d’elle les quatre Princes (Arthus Raveau, Florimond Lorieux, Léo de Busserolles, Cyril Chokroun) venus d’horizons lointains pour prétendre à sa main. Il faut relever ensuite sa joie effrénée de s’emparer de ce bouquet tendu par une Carabosse travestie en vieille mais contenant la fatale aiguille qui mettra fin à ses jours.
A l’Acte II où se déroule la partie de chasse finit par apparaître le Prince Désiré personnifié le 31 mars par le premier danseur Thomas Docquir que j’ai découvert récemment dans Paquita. Dans ses trois variations, il fait valoir l’ampleur du mouvement dans ses sauts et ses bonds, même si parfois il peine à fixer son assise à l’issue d’une figure. Il faut dire qu’à l’Acte III, il est lourdement concurrencé par le jeune Shale Wagman, Oiseau bleu ahurissant qui brûle les planches par ses prodigieuses envolées face à la délicate Princesse Florine d’Inès McIntosh, en déclenchant les hourras d’un public subjugué qui s’attendrit ensuite devant le Pas de deux du Chat botté de Manuel Garrido minaudant avec l’adorable Chatte blanche de Claire Gandolfi. Le Pas de deux de la Princesse Aurore et du Prince Désiré, parfaitement exécuté, constitue l’éblouissante apothéose de cette Belle au Bois dormant qui est à l’affiche jusqu’au 23 avril mais qui y reviendra du 27 juin au 14 juillet. Qu’on se le dise !
Paris, Opéra Bastille, 159e représentation du 31 mars 2025
Crédits photographiques : Agathe Poupeney