Adieu à Grace Bumbry, Eboli et Carmen de légende 

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A Vienne, dimanche dernier 7 mai, disparaissait, à l’âge de 86 ans, Grace Melzia Bumbry, l’une des personnalités majeures de l’art lyrique depuis les années soixante. Voix sombre, riche de texture dans le grave avec tendance à affiner le son dans l’aigu, elle possédait la tessiture large du véritable mezzo soprano. Artiste de fort tempérament, elle incarnait ses personnages avec une profonde conviction et une extraordinaire vitalité qui avait attiré l’attention dans les cérémonies religieuses de la communauté noire de Saint Louis dans le Missouri où elle avait vu le jour le 4 janvier 1937.

Sensibilisée au chant par l’exemple de Marian Anderson qu’elle avait entendue en concert, Grace décide de former sa voix à l’Université de Boston puis à la Northwestern University d’Evanstown où elle rencontre Lotte Lehmann lors d’une masterclass. Elle la suit à la Music Academy de Santa Barbara, en devenant à dix-huit ans son élève préférée et en se laissant orienter vers le domaine du lied. Après trois années d’intense labeur, elle se présente, durant le printemps de 1958, aux Auditions of the Air du Metropolitan Opera, décroche le premier prix ex aequo avec Martina Arroyo et obtient une bourse d’études de la Fondation John Whitney pour se rendre en Europe. A Paris, elle se perfectionne auprès de Pierre Bernac avant de gagner Rome et Vienne. Mais ses premiers récitals ne lui valent aucun engagement. La mort dans l’âme, elle revient aux Etats-Unis et opte pour la scène en assumant les seconds plans. Toutefois, à San Francisco, elle est entendue par Silvio Varviso qui l’engage pour la troupe de l’Opéra de Bâle à partir de l'automne 1960. Parallèlement, grâce au soutien de Jackie Kennedy et de l’Ambassade Américaine de Paris, elle auditionne à l’Opéra, y est engagée sur le champ et débute le 26 mars 1960 dans une Aida avec Suzanne Sarroca, Paul Finel et René Bianco dirigée par Louis Fourestier : à vingt-trois ans, elle s’empare de la redoutable Amneris et remporte un tel triomphe que lui est confiée aussitôt une Carmen qu’elle reprendra durant trois saisons et même lors d’une tournée au Japon. Néanmoins, dès l’automne de 1960, elle fait partie des membres permanents du théâtre bâlois pour quatre ans, ce qui lui permet d’ébaucher les grands rôles de mezzo tels qu’Orphée, Dalila, Fricka, Eboli, Azucena, et même le soprano dramatique de Lady Macbeth. Toutefois, ses succès parisiens ont attiré l’attention de Wieland Wagner qui cherche une Venus pour sa nouvelle production de Tannhäuser à Bayreuth. Engager une artiste noire pour le Festival de 1961 soulève autant de protestations que celle de faire venir Maurice Béjart et le Ballet du XXe siècle pour la Bacchanale de l’acte I. Mais Wieland tient bon… Et Grace finira par triompher aux côtés de Wolfgang Windgassen et Victoria de los Angeles sous la baguette de Wolfgang Sawallisch et reprendra son rôle la saison suivante. Son nom est sur toutes les lèvres et immédiatement, les grandes scènes se l’arrachent.

Le 6 avril 1963, Grace Bumbry débute à Covent Garden avec la Princesse Eboli dans le Don Carlos mis en scène par Luchino Visconti, qui a toujours pour têtes d’affiche Boris Christoff et Tito Gobbi. En octobre, elle affronte le Lyric Opera de Chicago avec Ulrica d’Un Ballo in Maschera et Venus, alors que Régine Crespin y campe Amelia et Elisabeth. En 1964, elle paraît à la Staatsoper de Vienne en Eboli le 19 avril, avant d’interpréter à Londres le Requiem de Verdi pour Carlo Maria Giulini et d’affronter le Festival de Salzbourg où, pour deux saisons, elle incarne Lady Macbeth face à Dietrich Fischer-Dieskau et Wolfgang Sawallisch au pupitre. En octobre, elle est ensuite Carmen, Eboli et Azucena à Chicago tandis qu’à Vienne, elle s’empare d’une première Santuzza. En Princesse Eboli, elle débute au Met de New York le 7 octobre 1965, tandis que, en mai 1966, elle est affichée à la Scala de Milan avec une Amneris suivie d’une Santuzza que dirige Herbert von Karajan. Elle le suit à Salzbourg où, pour deux saisons, outre les récitals qu’elle y donne, elle est la protagoniste de sa nouvelle production de Carmen. Ce personnage, crucial dans sa carrière, l’impose à San Francisco, Philadelphie, Naples et Buenos Aires, quand Amneris est applaudie à New York, Bologne, Londres et Helsinki, Lady Macbeth, à Barcelone et Chicago. A la Scala, elle soutient même la gageure de personnifier Poppea dans une curieuse Incoronazione dirigée par Bruno Maderna qui a pour Néron… Giuseppe Di Stefano.

En 1970, Grace se trouve confrontée à un problème : si elle continue à chanter des rôles trop graves pour ses moyens comme Dalila ou Ulrica, l’aigu perdra de sa facilité. C’est pourquoi elle s’oriente vers le soprano Falcon qui lui permet de chanter en alternance les emplois de grand lyrique et de mezzo aigu. Ainsi, au Met, elle conserve à son répertoire Santuzza pour Leonard Bernstein, Orphée pour Richard Bonynge alors qu’elle aborde Salome pour Georg Solti à Londres, Tosca pour James Levine à New York. Elle s’enhardit aussi à se tourner vers le soprano dramatique en personnifiant Jenufa à la Scala, Gioconda à Newark, Barcelone et Naples, Aida à Wiesbaden, tandis qu’une Carmen lui permet des débuts acclamés aux Arènes de Vérone en août 1975. Pour l’Opéra de Paris, elle s’empare alors du rôle-titre d’Ariane et Barbe-Bleue. Puis elle ébauche Chimène du Cid à Carnegie Hall. A Martina Franca, le 12 août 1977, elle frappe un grand coup en incarnant une première Norma et surprendra le public de Covent Garden en juillet 1978 en passant sans coup férir d’Adalgisa au rôle-titre. Dès ce moment-là, elle accumule les prises de rôle, Sélika de L’Africaine à Covent Garden, la redoutable Abigaille de Nabucco au Palais Garnier et au New York City Opera, théâtre où elle s’emparera de la Médée de Cherubini le 18 avril 1982. Au Met, elle est à la fois Leonora d’Il Trovatore, Leonora di Vargas de La Forza del Destino, Bess lors de la création in loco de Porgy and Bess le 6 février 1985, tandis qu’à Chicago elle campe Elvira d’Ernani. A partir de juin 1987, elle se jette à corps perdu dans de nouvelles incarnations, Hérodiade dans l’ouvrage de Massenet à Nice, Elisabeth de Tannhäuser à Bonn, Didon des Troyens à Marseille, puis Cassandre à l’Opéra-Bastille, Turandot à Sydney, Vérone et Londres. Après vingt-six ans d’absence, elle retrouve le Festival de Salzbourg  le 6 août 1994 pour personnifier Baba the Turk du Rake’s Progress. Trois ans plus tard, elle décide de quitter la scène lyrique à soixante ans en abordant la Klytemnestra d’Elektra à Fourvière le 20 juin 1997, tout en poursuivant sa carrière entre récitals et masterclasses. Néanmoins, elle se laissera tenter par un retour à la scène au Châtelet le 31 mars 2010 pour incarner, à 73 ans, Monisha dans le Treemonisha de Scott Joplin. En 2012, à Berlin, elle ébauchera en concert the Old Lady de Candide, à Vienne, l’année suivante, la vieille Comtesse de La Dame de Pique. Et c’est donc en cette ville qu’elle a succombé à un ictus ischémique à l’âge de 86 ans. Mais heureusement, le disque et la vidéo préserveront à jamais ses incarnations majeures.

Paul-André Demierre

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