Après Aix, Samson pénètre dans le temple de l’opéra comique 

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Samson dit : « Avec une mâchoire d’âne, valant deux ânesses, avec une mâchoire d’âne, j’ai abattu mille hommes » (Livre des Juges 15:15). Les jansénistes, à défaut de massacrer les Philistins, utilisèrent en revanche les leurs en 1736 pour faire interdire l'opéra composé par Rameau sur un livret de Voltaire.

Lorsque les deux hommes se rencontrent en 1733 lors de la création d'Hippolyte et Aricie, Voltaire voit déjà dans le compositeur le vecteur d'une réforme, tant politique — montrer que les écritures sont des fables et maintenir un regard distancié à leur égard — mais aussi esthétique, du genre lyrique que le philosophe appelait de ses vœux. Ils s’attèlent alors à l’écriture de Samson, dont le personnage, de par son ambivalence, est davantage exposé à la critique. Le tandem n'échappera cependant pas à certaines divergences. Voltaire doit ainsi accepter l'ajout d'un prologue, mais refuse de troquer le personnage de Samson pour celui d’Hercule.

Peut-être ce point aurait-il permis sa publication, mais tel ne fut pas le cas. Une première version, présentée en septembre 1734, est censurée. Il est alors reproché la forme novatrice du livret, le non-respect de la lettre du texte sacré, ainsi que l'ajout d’éléments mythologiques au registre sacré. Une deuxième version, présentée en 1736, connaîtra un destin similaire. Le livret et la partition eurent alors deux destins différents.

Ainsi, le livret de Voltaire, déjà accusé d'impiété après l'affaire des Lettres philosophiques en 1734, circula par l'intermédiaire de nombreuses copies manuscrites jusqu'en 1742. Rameau, en revanche, s'opposa à toute publication de sa musique et préféra la réintégrer au sein de différentes œuvres postérieures, parmi lesquelles Castor et Pollux, Les Indes galantes, Les Fêtes d'Hébé, Zoroastre, mais aussi La Princesse de Navarre et Le Temple de la Gloire, deux projets communs avec Voltaire en 1745.

Ainsi, à défaut de reconstituer la lettre, Raphaël Pichon et Clau

Ainsi, à défaut de reconstituer la lettre, Raphaël Pichon et Claus Guth choisirent de restituer l’esprit. Le livret original — ou du moins ce qu’il en fut autopublié par Voltaire dans l'anthologie de ses œuvres — fut amendé pour se rapprocher davantage des écritures bibliques (des extraits du Livre des Juges sont d'ailleurs affichés tout au long de la représentation pour souligner et étoffer l’intrigue), et le personnage de Timna fut ajouté. Dalila devient désormais une amoureuse prise à son propre piège. Une fois le "scénario" écrit, Raphaël Pichon puisa dans les œuvres postérieures de Rameau — toutes celles mentionnées ci-dessus, à l’exception de La Princesse de Navarre, mais aussi Dardanus, Les Boréades, Les Paladins, Les Fêtes de Ramin — afin de mettre en musique le livret ainsi recréé, les paroles étant réécrites, avec la collaboration d'Eddy Garaudel, pour s’adapter à la nouvelle intrigue.

Sur le plateau, le décor unique porte les traces de la catastrophe conclusive. En son sein, la mère de Samson, incarnée par une Andréa Ferréol touchante dans son désespoir, déambule, s’interrogeant sur les événements ayant entraîné la mort de son fils. Puis, le passé prend vie.

Saluons ainsi la remarquable scénographie d'Étienne Pluss ainsi que les lumières et créations vidéos de Bertrand Couderc, qui démontrent, si besoin en était, que sobriété et orfèvrerie des détails ne sont pas incompatibles. De même, les chorégraphies de Sommer Ulrickson, tant dans les scènes de massacre que celle du mariage, sont remarquables par leur kinesthésie et leur aboutissement global.

Si la dramaturgie, la construction du récit ainsi que la proposition visuelle sont fortement remarquées et applaudies dans leur globalité, plusieurs éléments interrogent cependant dans la proposition dramaturgique. Ainsi, le traitement des scènes de massacre n’est pas sans rappeler l’érotisation de la violence dans la filmographie de Zack Snyder — notamment dans 300 — et l’on se serait bien passé du manichéisme un peu pataud des costumes, qui représentent les Hébreux en blanc et les Philistins en noir. Le traitement du rôle de Dalila n’échappe pas à une certaine schizophrénie due à sa double source d’écriture, rendant abrupte la transition entre la trahison et les regrets. La bourse qui lui est jetée rappelle, hélas, la truelle dramaturgique de celle de Judas Iscariote dans La Passion du Christ de Mel Gibson. Finalement, on reste perplexe concernant l’utilité des figurants représentant des architectes et autres maîtres d’œuvre, ainsi que du sans-abri campé par Pascal Lifschutz. L’utilisation du sound design et des passages plus contemporains est en revanche toujours à propos et fort efficace, bien que leur utilisation quasi constante aurait pu vite virer au calvaire.

Musicalement, la seule réserve que l’on pourrait avoir — si réserve il y a — reste peut-être le fait que, connaissant les créations postérieures, il est parfois complexe de rester dans l’extase de la découverte inhérente à toute création, et de ne pas tomber dans l’impression d’assister à un concert de Rameau, la compil’. C’est surtout dans les actes IV et V — où s’enchaînent des joyaux tels que Tristes apprêts, l’entrée de Polymnie, Viens hymen ou bien La flamme rallume encore — que l’on tend à sortir un peu de l’intrigue.

Dans la fosse, on retrouve logiquement Raphaël Pichon à la tête de l’orchestre Pygmalion — déjà présents lors de la dernière récréation in situ que fut L'Autre voyage de Schubert. La gestuelle, par sa souplesse et sa précision, s’accorde remarquablement aux voix comme aux cordes, et la battue est toujours aussi expressive et didactique. Si le rendu orchestral se distingue par son excellence, il est difficile de ne pas louer les cordes, dont la souplesse et la nervosité, à propos notamment lors de l’entrée de Samson, demeurent constantes tout au long des cinq actes.

Logiquement, le chœur Pygmalion est ce soir une véritable garde prétorienne. La diction ainsi que l’accentuation sont impeccables, quelles que soient les spécialisations. Il en est de même pour la projection et la lisibilité des lignes, qui font ressortir une homogénéité des pupitres ainsi qu’un équilibre global déconcertant, tout en demeurant d’une expressivité désarmante.

Dans le rôle-titre, on retrouve Jarrett Ott, presque deux ans après son interprétation incandescente du rôle de Jan sur cette même scène. L’articulation est excellente, de même que les expressions faciales, et il se démarque tant par sa présence scénique que par l’intensité dramatique qu’il parvient à insuffler au rôle jusque dans les récitatifs. À l’instar de Huascar, le rôle est en revanche essentiellement composé pour une basse-taille, ne lui offrant que peu d’occasions de déployer les splendides aigus de sa tessiture, pour le mettre davantage en difficulté dans les extrêmes graves de l’ambigu, notamment en fin de phrase.

En Timna, Julie Roset offre son timbre rond ainsi que sa tessiture légère, portée par une très bonne musicalité et une technique d’une agilité toujours aussi chirurgicale. L’articulation est excellente, et l’on n’a guère de réserve, si ce n’est une projection un peu plus légère sur les vocalises.

Ana Maria Labin campe une Dalila dont les aspects séducteurs cèdent ensuite à davantage d’ambivalence. La tessiture est dramatique, le timbre large et les pianissimi maîtrisés. Si les échanges avec Samson sont d’une intensité particulièrement soutenue, on est habitué, tant pour Viens, hymen que pour Tristes apprêts, à des tessitures plus légères, ce qui donne parfois l’impression d’un rendu plus brut, toute proportion gardée, qui aurait pu bénéficier d’une tristesse plus marquée. Par un soleil agréable est légèrement saccadé et aurait certainement pu, notamment au vu du texte, bénéficier de davantage de legato.

Finalement, en Achisch, Mirco Pallazi déploie un timbre large à la clarté exacerbée. Si la longueur de souffle demeure parfois sensiblement courte, avec quelques rondeurs superflues, l’articulation est en revanche correcte et la mise en place rythmique, bonne. Laurence Kilsby campe un Elon à la projection marquée, légère par moment mais systématiquement dosée, et dont l’intensité du vibrato est accompagnée de très bonnes mises en place rythmique et longueur de souffle. Dans le rôle de l’ange, Camille Chopin offre un rendu exotique pour quiconque est familier des Indes galantes, porté par la rondeur de son timbre ainsi que la densité de son vibrato.

Ces quelques réserves ne sauraient cependant assombrir la remarquable qualité de la proposition lyrique dans son ensemble. Ainsi, comme lors de la création aixoise, ce sont naturellement des applaudissements nourris qui viennent saluer l'ensemble de la distribution, et plus particulièrement Ott et Pichon. L’équipe de mise en scène bénéficie des mêmes honneurs ; contrairement au temple gazaoui des Philistins, ce spectacle-là est particulièrement solide.

Paris, Opéra Comique, 17 mars 2025

Crédits photograpiques : Stéphane Brion

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