Bach, le minimalisme et l’immersion

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Je sors d’une fête de retrouvailles (reportée pendant deux ans pour ce que vous savez… et dont il s’avèrera dans quelques jours qu’on eût mieux choisi en la reportant encore), ignorant du dimanche sans voiture qui, dès sa clôture à 19 heures, réengorge obstinément les entrées de Bruxelles (j’ai essayé, mais où est le métro et où laisser l’auto ?) et me pose donc dans le fauteuil de la salle Henry Le Bœuf, en surplomb des consoles, le souffle court, deux minutes avant l’entrée furtive sur la scène obscure des musiciens partiellement escamotés derrière des structures géométriques aux formes erratiques.

Issu du Conservatoire de Nantes, Simon-Pierre Bestion, pétri de musiques contemporaine et ancienne, revendique une interprétation où l’instrumentiste s’approprie les sons du compositeur et, en particulier au travers de la Compagnie La Tempête qu’il crée en 2015, travaille l’éventail et la mise en relation de partitions, dont la connexion évoque en elle-même une nouvelle histoire. Bach minimaliste est un de ces programmes, œuvre à part entière, très structuré, dont la mécanique acquiert au fur et à mesure de son déroulement un statut d’évidence (pourtant, Jean-Sébastien, minimaliste ?), construit en fil tendu, dans lequel on se lance comme on plonge en apnée, après une profonde inspiration, mains jointes et épaules élancées, à peine si quelques orteils battent la mesure -on ne s’arrête pas, on y va d’une traite.

Le Concerto pour clavecin en ré mineur BWV 1052 de Bach en est le point de départ : un défilé constant, des notes et des notes, flux continu, sidérurgique, et un rythme virevoltant, léger comme une aile de papillon, juxtaposition paradoxale et névrotique qui pousse le chef à l’exploration, du son autant que de l’image -la partition, sa complexité mathématique, son déploiement dans l’espace. Avec Jemma Woolmore, Néo-Zélandaise basée à Berlin, artiste visuelle œuvrant volontiers dans le domaine des musiques électroniques, Pierre-Simon Bestion, Louis-Noël Bestion de Camboulas (clavecin) et La Tempête (compagnie instrumentale et vocale d’une bonne vingtaine d’âmes) extraient la logique de boucle et de cycle, chère à la techno, des Shaker Loops de John Adams (une suite en quatre mouvements de 1978, aux changements rapides et à l’humeur dramatique, où le compositeur américain allie instruments acoustiques et processus rythmiques énergiques développés lors de ses expérimentations de musique sur bande magnétique), du va-t-en-guerre -dans ma tête résonne le Concert pour orgue avec orchestre de percussions de Lou Harrison- Concerto pour clavecin et cordes, Op. 40 d’Henryk Górecki (créé en 1980 à Katowice, ses deux mouvements déploient une énergie robotique), des Litanies de Jehan Alain (brève pièce de 1937, flamboyante et jouissive -nonobstant son titre - d’un organiste français à la vie brutalement rompue au front), de l’émouvant Immortal Bach, op. 153 du Norvégien Knut Nystedt (où le chœur se divise pour étirer le thème, le désynchroniser et en juxtaposer les mesures jusqu’à suspendre le temps -et effleurer l’immortalité) et de la Passacaille et fugue en do mineur, BWV 582, retour (éternel) à Bach- et à l’ingéniosité de l’entremêlement de ses variations autour d’un thème.

Sur une douzaine de structures, dont les découpes évoquent autant d’origamis et derrière lesquelles se dévoilent les musiciens, plus ou moins surélevés (le clavecin trône, latéralement et au milieu de la scène) et plus ou moins visibles à travers le tulle des écrans, deux projecteurs se chargent de la transposition visuelle de cet élément commun du langage musical mis en avant chez Bach et ses collègues minimalistes du futur : en fonction de la musique, de son périple et de ses développements, les figures lumineuses sont géométriques, architecturales, aux contours glissant parfois vers le flou ou l’abstrait - psychédélisme propre et à la gamme chromatique digne-, finalisant l’immersion sensorielle d’un concert qu’on vit d’un bout à l’autre comme porté par une vague dont on ne sait exactement ni où elle va ni avec quelle force elle nous y déposera -un rappel récompense l’accueil enthousiaste d’un public qui s’est laissé aller à son ressenti.

Bruxelles, Bozar, salle Henry Le Boeuf, le 18 septembre 2022

Bernard Vincken

Crédits photographiques :  Hubert Caldagues



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