Balade musicale au Festival d’Ambronay
« La voix est libre » : tel est le fil conducteur de la 45e édition du festival d’Ambronay. Durant le dernier week-end, du 4 au 6 octobre, ce n’était pas seulement la voix qui était libre, mais la musique elle-même s’est affranchie de toute frontière, tant dans l’espace que dans le temps. De la Mésopotamie antique à l’Amérique de Charlot, en passant par l’Allemagne protestante de Bach à la cour de rois de France, sans oublier quelques escapades en Espagne et en Italie… Cette édition a offert un magnifique périple musical aux paysages aussi divers que fascinants. Au cours de ce voyage, plusieurs moments forts ont marqué notre esprit, que voici.
« La Passacaille de la Folie » interprétée par L’Arpeggiata et Philippe Jaroussky (le 5 octobre), « Dans l’ombre de Lully » par l’Ensemble La Palatine (le 6 octobre), ainsi que le ciné-concert « Charlot, Octave & Bobine » avec Les Voix Animées (le 6 octobre), ont laissé une forte impression.
L’Arpeggiata et Philippe Jaroussky, « esprits libres et contents »
Le talent de Philippe Jaroussky pour captiver le public reste éblouissant. Son timbre d’ange, toujours aussi pur, bien que la splendeur de sa voix commence à céder face aux effets du temps, continue de fasciner. Dans ce programme où voix et instruments s’entrelacent en d’élégantes arabesques, où styles et caractères se succèdent, il incarne chaque musique avec une aisance déconcertante. Cette faculté à changer d’esprit d’un morceau à l’autre reflète parfaitement le thème du festival : « la voix est libre ». L’autre étoile de la soirée, et figure emblématique de L’Arpeggiata, n’était autre que le corniste Doron Sherwin. Libre comme le vent, il a navigué à travers les vagues musicales les plus diverses avec un seul instrument : le cornet à bouquin !
La violoniste Kinga Ujszaszi, déjà remarquée pour son concert « Assassini, Assassinati » avec le luthiste Jadran Duncumb en Duo Repicco (présenté à Ambronay il y a une dizaine d’années et enregistré sous le label « Ambronay »), a marqué les esprits une nouvelle fois. Son dialogue libre et complice avec Philippe Jaroussky a été l’un des moments forts de la soirée. Quant à la violiste Lixania Fernandez, elle a créé la surprise lors du premier bis en mêlant sa voix, à la fois suave et sauvage, à celle de Jaroussky dans une interprétation inédite de Besame mucho.
Tout au long de la soirée, la complicité entre les musiciens était palpable, sous la direction discrète et attentive de Christine Pluhar. Comme souvent dans les concerts de L’Arpeggiata, l’enchaînement des pièces s’est fait avec une fluidité remarquable, donnant l’impression que la musique s’écoulait naturellement, sans rupture. Le choix d’ouvrir le concert avec Nos esprits libres et contents d’Antoine Boësset a pris ce soir une résonance toute particulière, en parfaite harmonie avec le thème du festival. Et que dire du deuxième bis, une version audacieusement « baroquisée » de Déshabillez-moi de Juliette Gréco, où Jaroussky, dans un moment théâtral et amusant, a fini par retirer sa veste sous les « Ah ! » et soupirs du public. Ce fut le comble du plaisir… musical !

Dans l’ombre de Lully par La Palatine
L’Ensemble La Palatine est, en quelque sorte, un pur produit du « système » Ambronay. Il a bénéficié du soutien du programme européen pour jeunes ensembles « EEEmerging+ », et le concert donné dans ce cadre au festival d’Ambronay en 2021 fut une véritable révélation. L’année suivante, en 2022, les musiciens ont enregistré leur premier disque Il n’y a pas d’amour heureux sous le label Ambronay Éditions, qui a permis de dévoiler l’étendue de leurs talents. Contrairement aux éditions précédentes, où ils se produisaient dans la petite salle Monteverdi, ils ont cette fois investi l’abbatiale, avec son acoustique généreuse. Ce changement d’espace transforme le rendu sonore et l’équilibre, tant entre les instruments qu'entre ceux-ci et la voix. Ce concert était donc un nouveau défi pour les musiciens.
C’est probablement pour cette raison que les œuvres chantées en italien sont généralement plus aisées à comprendre que celles en français, même si la diction de celui-ci demeure claire. En effet, le programme mêle ces deux langues pour évoquer des compositeurs contemporains de Lully, souvent relégués dans l’ombre de ce dernier, au second voire troisième plan, mais qui ont émergé après sa mort. Ainsi, dans ce concert où, selon la chanteuse Marie Théoleyre, près de 75 % de la musique était inédite, la première partie nous a offert des pièces de Cavalli, de Theobaldo di Gatti -« véritable rival de Lully »-, ainsi que de Paolo Lorenzani et d’Antonia Padoani Bembo (élève de Cavalli comme Barbara Strozzi, avait fui l’Italie pour échapper à un mari violent et trouvé refuge à la Cour de Louis XIV, où elle a chanté).
La deuxième partie a été dédiée à des compositeurs qu’on doit à l’influence de Mazarin, qui fit venir plusieurs musiciens d’Italie. Parmi eux, Jean-Baptiste Stuck, violoncelliste d’origine allemande (l’un des premiers à introduire son instrument en France et devint maître de musique auprès du Régent Philippe d’Orléans). Le programme comprenait également des œuvres de Giovanni Antonio Guido, ainsi que de compositeurs français tels que Michel de la Barre et André Campra, dont la Chaconne extraite des Festes Vénitiennes s’est révélée d’une beauté saisissante.
L’attention particulière que l’Ensemble La Palatine accorde à son répertoire, où la recherche occupe une place de choix, semble être au cœur de son identité. À cela s’ajoute une qualité d’interprétation tout à fait fascinante. La Palatine est sans aucun doute l’un des ensembles à suivre de près.

Les Voix Animées fait revivre les aventures de Charlot
Pour le dernier spectacle en famille, nous avons assisté à une séance cinéma avec deux films de Chaplin : Charlot Policeman (Easy Street) et Charlot s’évade (The Adventurer), tous deux de 1917. Les chanteurs des Voix Animées, qui célèbrent leurs 15 ans, ont l’habitude de traverser les époques, de la Renaissance à nos jours, avec des programmes originaux, tels que « Chansons onomatopéiques de la Renaissance » ou encore « Synapse : Rock’n’Renaissance ». Leur spectacle Charlot, Octave et Bobine fait partie de ces créations ludiques, proposant un véritable yoyo musical spatio-temporel pour accompagner ces deux courts-métrages à un rythme effréné et aussi précis qu’une horloge astronomique. Quatre chanteurs, vêtus de maillots de marin et arborant des visages entièrement blanchis par le maquillage, ont réalisé leur propre spectacle, ponctué de quelques gestes et déplacements. Toutefois, leur performance est restée suffisamment discrète pour laisser à Charlot la couronne du rire, tout en offrant une synchronisation millimétrée avec l’action à l’écran. C’est de ces contraintes d’une extrême précision que naît la liberté des voix, permettant aux spectateurs de se détendre et de savourer chaque instant. Un véritable tour de force. Bravo !
Victoria Okada
Ambronay, Festival 2024
Photos © Bertrand Pichène