Baroque sacré à Venise : de la délivrance de la peste (1631) au pieux intimisme de Cavalli (1656)

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Venezia 1631, La festa della Salute. Giovanni Paolo Cima (c1575-1630) : Sonata à 4. Alessandro Grandi (c1586-1630) : Salve Regina. Giovanni Rovetta (c1596-1668) : Canzon seconda à 3. Francesco Cavalli (1602-1676) : Cantate Domino. Antonio Bertali (1605-1669) : Sonata à 2. Bartolomeo de Selma y Salaverde (c1595-ap1638) : Canzon 22. Dario Castello (?1602-?1631) : Sonata Decima quarta à 4 ; Sesta Sonata a due. Claudio Monteverdi (1567-1634) : Confitebor tibi, Domine. Giovanni Battista Riccio (c1570-1621) : Sonata à 4. Giovanni Battista Fontana (c1589-c1630) : Sonata Seconda. Tarquinio Merula (1595-1665) : Favus distillans à 4. Giuseppe Scarani (c1600-?1674) : Sonata XVIII sopra La Novella. Bartolomeo Barbarino (c1568-ap1617) : Ave dulcissima Maria. Ecco La Musica. Gerlinde Sämann, canto. Andreas Pilger, violino et viola da braccio. Anna Schall, cornetto. Matthias Sprinz, trombone. Heike Hümmer, viole de gambe, lira da gamba. Andreas Baur, chitarrone. Christoph Lehmann, orgue. Décembre 2020. Livret en allemand, anglais ; paroles en latin et traduction allemande. TT 74’23. Christophorus CHR 77457

Francesco Cavalli (1602-1676) : Ave Maris Stella ; Jesu Corona Virginum ; Iste Confessor ; Domine Probasti ; Nisi Dominus ; Credidi ; Laudate Pueri. Cristina Fanelli, Carlotta Colombo, soprano. Andrea Arrivabene, alto. Raffaele Giordani, ténor. Alessandro Ravasio, basse. Giorgio Tosi, Claudia Combs, violon. Alessia Travaglini, viole de gambe. Nicola Barbieri, violone. Paolo Tognon, douçaine. Maurizio Mancino, orgue. Choeur C. Monteverdi de Crema, dir. Bruno Gini. Août-septembre 2020. Livret en italien, anglais ; paroles en latin non traduit. TT 74’40. Dynamic CDS7902


En 1630, la peste faisait rage à Venise, au point que le Doge Nicolò Contarini (1553-1631) fit vœu de bâtir une église et la dédier à la Vierge si l’épidémie épargnait sa ville. Le tiers de ses habitants périrent en dix-huit mois : plus de quarante-cinq mille morts, dont le Doge lui-même, mais le spectre de la Mort Noire finit par disparaître. L’érection de la Santa Maria della Salute fut donc entreprise, et seulement achevée en 1687. Un service de louange fut déclaré le 21 novembre 1631 et se tient depuis lors au gré d’une procession qui occasionne chaque année la construction d’un pont éphémère sur le Canal Grande. Hormis une messe de Claudio Monteverdi pour la toute première célébration, on garde peu de traces de la musique qui put y être jouée. L’époque des spectaculaires polyphonies cuivrées de Giovanni Gabrieli déclinait à San Marco, au profit d’effectifs plus réduits incluant les cordes.

Le programme convoque un panel de compositeurs qui exercèrent dans l’aire vénitienne, notamment comme Maîtres de Chapelle à Saint-Marc : Monteverdi, Rovetta, et Cavalli dont l’équipe d’Ecco La Musica a étoffé les esquisses de Cantate Domino. Certains musiciens documentés par ce disque étaient déjà disparus, comme Barbarino et Riccio, d’autres succombèrent au fléau, comme le chantre Alessandro Grandi, décimé à Bergamo avec sa nombreuse famille, l’organiste Giovanni Paolo Cima, le violoniste virtuose Giovanni Battista Fontana. Ou encore Dario Castello, dont les recueils Sonate Concertate passèrent à la postérité et jouissent d’une enviable discographie (superbe réalisation de L’Europa Galante chez Opus 111 en mars 1992).

D’autres survécurent et attestent d’un nouveau style d’écriture, favorisant les archets comme la viole (Antonio Bertali et Bartolomeo de Selma y Salaverde) ; la troupe d’Ecco La Musica a là encore œuvré sur les partitions, en reconstituant une partie de viole pour Favus distillans. Giuseppe Scarini est un autre témoin du Stile moderno ouvert aux affects comme au brio, ainsi que nous le rappela l’album du Concerto Palatino (Accent, juin 1990), couplé avec Castello. Cette génération rayonna dans les foyers musicaux d’Europe, y amenant avec elle une esthétique fertilisée dans la cité sérénissime et néanmoins meurtrie.

Hormis les Concerti Ecclesiastici de Cima, publiés à Milan en 1610, et la Sonate de Bertali conservée dans le fonds Düben d’Uppsala, le florilège que nous entendons ici provient intégralement de sources vénitiennes. Le projet est impeccablement conçu et servi par les interprètes. Plus encore que des souffleurs méritoires, on salue la finesse des cordes et du continuo, non moins que la voix claire et souple de Gerlinde Sämann, garante d’une poreuse sensibilité, que l’on écoute d’autant plus ému dans le contexte pandémique. Un message d’espoir et de ferveur reconstructrice émane de cet attachant album.

À la suite du disque Passacaille, la parution du label Dynamic n’est pas moins touchante par le choix des œuvres et par l’interprétation baignée d’une moite ferveur, nantie de cette humble émotion qui émane des partitions. Rattaché à Crema dont Cavalli était originaire, le chœur dirigé par Bruno Gini s’était déjà penché à maintes reprises sur le versant sacré de l’auteur d’Il Giasone, alignant plusieurs enregistrements depuis 2003 : Missa pro defunctis, Vespero delli Cinque Laudate, Magnificat, Motetti concertati, Vespero delle Domeniche, Vespero della Beata Vergine Maria… Bien moins abondante que sa production dramatique (une petite trentaine d’opéras nous sont parvenus), le catalogue sacré de celui qui devint principal organiste de San Marco cultiva plusieurs manières, depuis l’archaïque a capella, la grandiose polychoralité, jusqu’à un moderne concertato guidé par l’expression des affects et une proximité du rapport au divin.

C’est une sereine spiritualité qu’illustre la présente anthologie puisée au Musiche Sacre de 1656, en délaissant les pages les plus démonstratives, appelant trombones, tel le flamboyant Laude Jerusalem qu'embrasait le Gabrieli Consort de Paul McCreesh (Archiv, 1990). Mais en privilégiant le climat intimiste des hymnes (Ave Maris Stella) et psaumes (Laudate Pueri ; Credidi ; Domine Probasti ; Nisi Dominus) dont deux sont annoncés en premier enregistrement mondial. Le déploiement de deux à cinq voix solistes de l’équipe lombarde, harmonieusement fondues, brode une expression châtiée, sans zèle déclamatoire, délicatement accompagnée par le tissu de cordes et un orgue incessamment inspirant (bravo à Maurizio Mancino). Les interventions chorales en écho sont du meilleur effet, dans une agréable acoustique. L’exécution manque certes un peu d’éclat, parfois d’éveil (ainsi le duo ténor & alto du Credidi), mais s’avère conforme aux enjeux de ferveur, réchauffant doucement les âmes et séduisant patiemment le cœur.

Christophorus : Son : 9 – Livret : 9,5 – Répertoire : 9 – Interprétation : 9,5

Dynamic : Son : 9 – Livret : 8 – Répertoire : 9 – Interprétation : 9,5

Christophe Steyne

 

 

 

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