Camilla Tilling Jugendstil

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Jugendstil - Chansons 1898-1916 : Erich Wolfgang KORNGOLD (1897-1957) : Einfache Lieder, quatre chants de l’op. 9 et Glückswunsch op. 38 n° 1; Alban BERG (1885-1935) : Sieben frühe Lieder ; Alexander von Zemlinsky (1871-1942) : Walzer-Gesänge op. 6 ; Arnold SCHOENBERG (1874-1951) : 4 Lieder op. 2 ; Gustav MAHLER (1860-1911) : Rückert-Lieder. Camilla Tilling, soprano ; Paul Rivinius, piano. 2019. Livret en anglais, allemand et français. Textes reproduits en allemand avec traduction anglaise. 66.13. BIS-2414.

La soprano Camilla Tilling, que l’on a pu applaudir plusieurs fois au Théâtre Royal de la Monnaie de Bruxelles, est née à Linkoping, en Suède, en 1971. Diplômée de l’Université de Gothenburg et du Royal College of Music de Londres, elle mène depuis une vingtaine d’années une brillante carrière internationale qui l’a conduite sur les grandes scènes lyriques. Elle se produit aussi en concert avec les plus prestigieuses formations ; sa discographie ne cesse de s’allonger. Elle comprend notamment trois CD de récitals (Schubert, Sibelius, Richard Strauss) avec le pianiste Paul Rivinius, qui a étudié à Munich, Saarbrücken et Francfort (où il a appris le cor), a travaillé en orchestre sous la direction d’Abbado et a fait partie de plusieurs formations de chambre. Il enseigne à Munich, où il oeuvre en qualité de pianiste freelance. 

Le partenariat de Paul Rivinius avec Camilla Tilling semble couler de source, tant il met en évidence la luminosité et la souplesse de la voix magnifique de la cantatrice. Le label BIS en propose une facette consacrée à la période 1898-1916 au cours de laquelle s’installe le style Jugend, sorte d’équivalent allemand de l’Art Nouveau qui s’étend à toutes les disciplines, plus particulièrement au domaine de l’art plastique, à l’architecture et aux arts décoratifs. Cette rupture avec un passé académique a été considérée par des analystes de la musique, notamment par le musicologue Carl Dahlhaus, comme ne s’appliquant pas vraiment à l’art des sons, mais d’autres partent du principe que le lien s’est fait par le biais des relations entre texte et musique et s’est manifesté en chansons. C’est ce qu’illustre le programme du présent CD dont on soulignera la richesse et l’intelligence du choix.

En pleine adolescence, le prodige Korngold écrit, de 1911 à 1916, les six Einfache Lieder. Parmi ceux-ci, que leur titre qualifie de « faciles », quatre sont ici proposés ; ils s’inscrivent dans la ligne du romantisme tardif, avec un accompagnement de piano figuratif plein de charme dont le compositeur retrouvera la fluidité en 1938, lorsqu’il composera ses Fünf Lieder, comme on peut le constater dans un extrait, le Glückwunsch, qui clôture la séquence Korngold. Romantisme tardif aussi chez Alban Berg dans ses Sieben frühe Lieder écrits entre 1905 et 1908, où l’écho de Richard Strauss est manifeste. A cette époque, Berg est l’élève de Schoenberg et une influence moderniste apparaît. Mais le climat global est celui d’un paisible bonheur, hommage à l’amour, dans lequel les textes de Lenau ou de Rilke et des autres poètes s’épanouissent avec une délicate expressivité et, dans le cas du Sommertage, texte de Hohenberg, avec chaleur. Les six Walzer-Gesänge de von Zemlinsky datent, eux, de 1898. Même si la mort vient un peu obscurcir le tableau dans le quatrième lied, la délicate fraîcheur insufflée aux chansons populaires toscanes de Ferdinand Gregorovius rappelle Brahms ou le Wolf de l’Italienisches Liederbuch ainsi que la valse viennoise, à travers des moments vifs et des rythmes de danses.

Les Vier Lieder de Schoenberg ont été composés en 1899 d’après un poème décoratif de Schlaf, le moins inspiré, et trois textes de Dehmel à qui le compositeur écrira en 1912, comme le rappelle la notice du livret : « Vos poèmes ont exercé une influence décisive sur mon développement comme compositeur. Ce sont eux qui m’ont d’abord forcé à trouver un nouveau ton dans le mode lyrique. Ou plutôt, je l’ai trouvé sans même chercher, simplement en reflétant en musique ce que votre poésie a remué en moi. » Cet hommage englobe le premier Lied, Erwartung, au climat mystérieux (il ne s’agit pas du monodrame du même titre écrit en 1909) où la poésie est traduite en coloris expressifs, mais aussi les deux autres dus à Dehmel, où l’on retrouve des échos de Brahms, Wolf ou même Schumann. L’accompagnement pianistique est sobre, avec des dissonances harmoniques qui sont sans doute l’un des meilleurs exemples du Jugendstil dans ses transpositions musicales. Quant aux Rückert-Lieder de Mahler qui datent de l’été 1901 -sauf le dernier qui viendra s’ajouter un an plus tard, ils traduisent des états d’âme comme la solitude (Um Mitternacht) ou la douleur, mais aussi l’amour (Liebst du um Schönheit, écrit pour Alma qu’il vient d’épouser) ou la relation au monde de l’artiste (Ich bin der Welt abhanden gekommen) qui s’adresse à lui-même, comme dans une méditation nostalgique.

Ce programme que l’on écoute avec une profonde attention en raison de la richesse des œuvres rassemblées est servi par Camilla Tilling avec une infinie délicatesse, en phase de confidences, dans des inflexions lumineuses ou crépusculaires et des nuances en demi-teintes auxquelles sa voix souple et contrôlée apporte tour à tour le charme, la finesse ou l’intensité requise. La complicité avec Rivinius est palpable, car le pianiste se met totalement en capacité de dialogue et de partage. Son toucher offre à sa partenaire un tapis sonore sur lequel la sensibilité de Camilla Tilling peut se développer en toute liberté, dans un naturel absolu qui rend justice à l’univers de chaque compositeur abordé. Voilà un très beau disque, enregistré à Munich en février et mars 2018, qui demeurera dans la mémoire sonore de l’auditeur comme un espace de vraie poésie.

Son : 9  Livret : 9    Répertoire : 10   Interprétation : 10

Jean Lacroix  

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