Dossiers

Un sujet musical abordé selon différents points de vus et, souvent, différents auteurs.

Alexandre Païta, à propos de son père Carlos Païta

par

Le label Le Palais des dégustateurs a entrepris une série de rééditions des enregistrements du légendaire chef d’orchestre Carlos Païta. Cette collection culmine actuellement avec la première édition d’une bande de concert magistrale avec la Symphonie n°9 de Bruckner.  A cette occasion, Crescendo-Magazine est heureux de s’entretenir avec Alexandre Païta, le fils du chef d’orchestre pour parler de ses souvenirs et de la légende de cet artiste hors normes. 

Quels souvenirs musicaux gardez-vous de votre père Carlos Païta ?  Est-ce que l’un de ses concerts en particulier vous a particulièrement marqué ?

Les grands moments que j’ai vécu pour ses concerts ont étés au Royal Festival Hall de Londres, avec la Symphonie n°3 de Camille Saint-Saëns où la salle était comble avec une extraordinaire symbiose avec le public ou alors la Symphonie n°1 de Mahler au Concertgebouw en présence d’Elizabeth Furtwängler, ou encore la Symphonie n°7 de Bruckner à Lier et à Bruxelles. Je peux encore citer le Requiem de Verdi au Royal Albert Hall de Londres où  ses enregistrements comme la Symphonie n°8 de Bruckner, les extraits  du Gotterdammerung de Wagner  et la Symphonie n°5 de  Tchaïkovski à Moscou.

Carlos Païta a été l’un des premiers chefs à fonder “son” label Lodia, ce qui en ces temps était complètement novateur. Qu’est-ce qui l’avait motivé à franchir ce pas ?

Le caractère de mon père étant totalement indépendant ne pouvait pas à mon sens s’adapter à un label établi ou certaines choses devraient être imposées. Je crois aussi que cela pouvait lui donner la possibilité de faire ses enregistrements comme il l’entendait. Par ailleurs il choisissait lui-même l’orchestre, les micros les ingénieurs du son etc.

Il avait également fondé son propre orchestre le Philharmonic Symphony Orchestra.   Fonder son propos orchestre n’était pas non plus chose courante…

En effet, c'était un peu comme le NBC Symphony Orchestra de Toscanini. A Londres, mon père avait réuni les meilleurs musiciens des orchestres londoniens : London Symphony Orchestra, London Philharmonic, Royal Philharmonic….  D’ailleurs leur première tournée fut dans une période tourmentée !  C’était en pleine Guerre des Malouines et imaginez un orchestre anglais avec un chef argentin ! Cette tournée a été accueillie à Genève, Toulouse, Paris et Londres et au programme il y avait le “Prélude et Mort d’Isolde” de Tristan und Isolde et la Symphonie n°8 de  Bruckner.  Le plus grand succès fut à Londres !  

J’ai entendu dire qu’il était très sensible et exigeant envers les prises de son 

Absolument, pour les enregistrements, je sais que mon père utilisait les micros Neumann à tube. Il les avait toujours avec lui. 

Claude Achallé, ancien ingénieur de son de Decca, est resté un homme marquant dans les enregistrements avec mon père. En effet, après avoir travaillé pour Decca, Achallé a beaucoup collaboré avec lui et mon père l’aimait beaucoup. Carlos Païta a été un des premiers à enregistrer en digital. Pour lui, le digital offrait un son pur et dynamique qui correspondait à sa vision de la musique. Il y eut une grande entente musicale et humaine entre eux. Je souhaite lui exprimer ici ma reconnaissance. Claude ne s’est jamais permis de porter un jugement musical, ni de faire une suggestion à mon père. Pas même sur la violence des martèlements de la timbale dans le premier mouvement de la Symphonie n°1  de Brahms ou encore sur la violence dans la marche funèbre du Gotterdammerung. 

Vladimir Jurowski à propos de La Chauve-souris de Johann Strauss

par

Dans la catégorie Opéra vidéo, le jury des International Classical Music Awards  a décerné le prix à une production munichoise de  La Chauve-souris, mise en scène à Munich en décembre 2023 par Barrie Kosky, sous la direction de Vladimir Jurowski et avec des chanteurs tels que Diana Damrau, Georg Nigl, Martin Winkler et Katharina Konradi dans les rôles principaux de cette œuvre emblématique de Strauss. Anastassia Boutsko (Deutsche Welle), membre du jury des ICMA, a rencontré  Vladimir Jurowski.

Avez-vous été ravi de recevoir le prix ICMA ?
J'ai été très surpris, car cette production n'a  reçu que des critiques positives. Il y a aussi eu des critiques, notamment concernant la musique. Les critiques munichois, en particulier, n'ont pas semblé du tout enthousiastes quant à ma façon d'interpréter la musique de Johann Strauss. J'ai parfois l'impression qu'ils flottent dans des souvenirs d'une époque révolue sans vraiment savoir à quoi cela ressemblait.
J'ai grandi avec les enregistrements munichois de Carlos Kleiber. J'ai étudié son matériel orchestral et nous jouons à partir de ce matériel. Je connais parfaitement chaque note, ce qu'il a joué et où. Bien sûr, je fais certaines choses différemment, mais mon interprétation est clairement et consciemment basée sur celle de Kleiber.

Je dois dire qu'en tant que critiques et journalistes musicaux, nous avons été nous aussi très étonnés lorsque Vladimir Jurowski, expert en musique rare et nouvelle du XXe siècle, a soudainement décidé de diriger une Chauve-souris. On aurait pu aussi se demander : quel diable de diable vous a bien fait souffrir, vous et Barrie Kosky (qui avez longtemps résisté à la mise en scène d'une opérette) ? Était-ce le grand anniversaire de Strauss qui approchait en 2025 ?

Je n'avais pas du tout pensé à cette date, je ne l'ai remarquée que récemment. Barrie Kosky et moi voulions simplement abattre une autre « vache sacrée » ici à Munich après le très réussi Chevalier à la rose, que nous avons donné avec Barrie en 2021. Et il est vrai que j'aime profondément cette œuvre et que je la dirige depuis près de trois décennies maintenant. J'ai dirigé ma première Chauve-souris au Komische Oper de Berlin à l'âge de 25 ans. C'était la production de Harry Kupfer, que j'ai reprise à l'époque. Elle a été répétée par mon patron de l'époque, Jacob Kreuzberg. Puis, en 2003, j'ai lancé ma propre production de La Chauve-souris à Glyndebourne. Enfin, il y a eu une autre Chauve-souris à Paris, à l'Opéra Bastille…

Mais pourquoi ? Qu'est-ce qui rend La Chauve-souris si spéciale à vos yeux, musicalement et en termes de contenu ? Pourquoi cette satire sociale, écrite il y a 150 ans, est-elle toujours aussi intéressante aujourd'hui ?
Eh bien, c'est l'une des satires les plus diaboliques qui soient. Parce que c'est une pièce sans personnages véritablement attachants. Ils sont tous corrompus et se comportent mal, mais en même temps, ils sont tous incroyablement sympathiques et attachants. Malgré, ou peut-être à cause, de leurs nombreux défauts humains.
Mais à ce côté satirique, s'ajoute une musique vraiment divine, qui rappelle en partie Mozart et Schubert et qui a aussi beaucoup en commun avec Offenbach. C'est une sorte de réponse viennoise à Offenbach. Une comédie musicale profonde, pourrait-on dire.

Où voyez-vous cette profondeur ?
Eh bien, l'histoire est ce qu'elle est : elle est diabolique, cynique, sans amour, totalement dénuée d'amour, mais remplie d'une attente de désir. On peut littéralement sentir ce désir. Tout est enrichi par les hormones humaines, masculines et féminines.
Mais la musique – la musique a vraiment de la profondeur ! Et c'est là le miracle de Johann Strauss. Il écrit beaucoup de choses cruelles ou frivoles, mais avec une musique qu'on aimerait entendre au paradis une fois arrivé au paradis. Mon professeur disait toujours : « Quand je mourrai et que j'irai au paradis, j'espère pouvoir y écouter de la musique de Johann Strauss tous les jours ! »

… et peut-être là, au paradis de la musique, rencontrera-t-il Johann Strauss lui-même. Qu'est-ce qui définit ce compositeur pour vous ?
D'un côté, Johann Strauss fils est une figure marginale du firmament musical classique de notre époque. De l'autre, il fut l'une des figures centrales du XIXe siècle. Nous savons qu'il était vénéré et envié par des compositeurs illustres et mondialement connus, non seulement pour son succès, mais aussi pour sa musique. Parmi eux, des personnalités comme Wagner, Brahms et Liszt.

Julien Libeer, face à Mozart 

par

Notre compatriote Julien Libeer fait paraître un album un peu solo mais surtout chambriste consacré à des partitions de Mozart (Harmonia Mundi). Le pianiste est en compagnie de  Pierre Colombet, violin ;  Eckart Runge, violoncelle et Máté Szücs à l’alto. Ce quatuor de brillants musiciens livre une prestation exceptionnelle, ce qui nous a donné envie d’en savoir plus et de poser quelques questions à  Julien Libeer. 

Vous êtes le dénominateur commun d’un album chambriste consacré à des œuvres de Mozart. Pourquoi choisir Mozart à ce moment de votre carrière?

On ne m’attribuera aucun prix d’originalité si je vous dis que Mozart m’accompagne depuis ma tendre jeunesse, et que notamment ses opéras comptent parmi mes plus intenses souvenirs d’enfance. Ce n’en est pas moins la vérité pour autant, et il fallait bien un jour que je fasse quelque chose avec cette fibre qui est à la racine de mon chemin de musicien. J’ai attendu avant de lui consacrer une monographie entière, car je voulais le faire dans un programme pertinent, et surtout avec les bonnes personnes. Il se trouve que les étoiles se sont alignées à ce moment-ci !

Dans le booklet du disque, vous écrivez “demandez à un musicien de vous parler de Mozart, il y a fort à parier qu’il peinera à dire quelque chose”. Pourquoi Mozart semble si difficile à caractériser par des mots ?

Si j’avais une réponse claire à ça, je n’aurais pas écrit cette phrase !  Peut-être parce que toutes les choses dont il est facile de parler en musique ne s’appliquent pas directement à Mozart.

Son intelligence est aussi fulgurante mais moins ouvertement intellectuelle que Bach ; son évolution esthétique est plus subtile que celle de Beethoven ; à l’exception de Haydn aucun de ses contemporains ne lui arrive à la cheville, donc difficile de le comparer ou le mettre en contexte ; et puis sa musique n’a rien d’idéologique ou pamphlétaire : elle n’incarne aucune révolution tonitruante, elle n’est pas à l’origine d’une école quelconque.

Parler de Mozart signifie donc parler réellement, et uniquement, de musique. Est-ce vraiment possible? 

On dit souvent que Mozart est un juge de paix pour les musiciens, un compositeur avec lequel il est impossible de tricher. Partagez-vous cet avis ?

Il a en effet rendu fou les plus grands… Perplexe, Richter se demandait pourquoi une gamme toute bête devenait si difficile dès qu’elle se trouvait dans une œuvre de Mozart… Rubinstein disait que quand on le joue, « soit c’est un miracle, soit ce n’est pas du Mozart » - ce qui met la barre un peu haute, mais n’est probablement pas faux… 

On pourrait retourner le problème dans tous les sens pendant des pages entières, mais disons qu’il y a peu de compositeurs qui demandent à ce point de dépasser la matière. En ce sens, Mozart n’est pas tant un style qu’un état d’esprit. 

Pascal Meyer, Machine à trois 

par

Le pianiste Pascal Meyer est l’un des membres de l’ensemble Machine à trois qui associe le marimba et le vibraphone au piano. Avec ces compères, l’artiste fait paraître un album nommé “Unlearn” et qui propose des partitions pour cette formation inusitée. Crescendo Magazine est heureux de s’entretenir avec ce musicien à l’esprit ouvert et à la flexibilité totale. 

Vous êtes un pianiste aux multiples facettes, mais vous sortez un album avec l'un des ensembles dont vous faites partie. Cet ensemble qui combine le piano, le marimba et le vibraphone, se nomme Machine à trois. Pouvez-vous nous raconter l'histoire de cet ensemble ?

Machine à trois est né d'un projet de série de concerts. Rachel Xi Zhang (marimba) et Laurent Warnier (vibraphone) ont remporté un concours aux Pays-Bas en 2009 en tant que duo appelé Joint Venture Percussion Duo. Le prix comprenait une tournée dans les principales salles de concert néerlandaises. Ils ont demandé à leur ami et compositeur Yu Oda d'écrire une nouvelle œuvre pour eux, incluant le piano. Laurent m'a invité à jouer cette œuvre et d'autres lors de leur tournée. Le trio était né.

Dans la présentation de l'ensemble, j'ai lu que vous revendiquez une attirance pour la musique métissée et improvisée telle que le jazz. Comment ces caractéristiques complètent-elles la rigueur de la musique contemporaine ?

Lorsque nous avons commencé à jouer ensemble en tant que trio, nous avions tous les trois un intérêt marqué pour la musique contemporaine et jouions déjà dans divers ensembles spécialisés dans ce répertoire. Il nous a donc semblé naturel de faire de même avec ce trio qui n'avait pas vraiment beaucoup de répertoire en raison de sa formation plutôt inhabituelle, composée d'un piano et de deux instruments de percussion mélodiques. Mais nous avons également programmé des pièces à l'instrumentation indéterminée ou libre (Philip Glass, Tom Johnson), et commencé à arranger des morceaux de Radiohead, Frank Zappa, Pat Metheny et Tigran Hamasyan. Nos programmes sont devenus de plus en plus éclectiques et moins rigides quant à ce que nous appelons habituellement la musique contemporaine. Dans notre dernier projet intitulé Unlearn, nous avons commandé des compositions à des compositeurs et interprètes de jazz et nous nous sommes également essayés à la composition.

Votre nouvel album avec Machine à trois s'intitule « Unlearn ». Pourquoi ce titre ?

Notre album s'intitule « Unlearn » car il incarne le cœur de notre parcours créatif. En tant que musiciens classiques, nous avons passé des années avec les chefs-d'œuvre du passé, absorbant leur beauté et leur structure. Cette immersion profonde, bien qu'essentielle, a instillé en nous un ensemble de règles puissantes, une sorte de définition rigide de ce qu'est la « bonne » et la « mauvaise » musique.

Rencontre avec le chef d'orchestre Ádám Fischer 

par

Le chef d’orchestre hongrois Ádám Fischer est l’un des artistes majeurs de notre époque, l’un de ceux qui change notre regard sur les œuvres qu’il dirige. Le jury des International Classical Music Awards apprécie particulièrement son travail. Cette année, il est le récipiendaire d’un prix spécial qui lui sera remis lors du gala à la Tonhalle de Düsseldorf. Máté Ur, collaborateur du média hongrois  Papageno (Hongrie), membre des ICMA, s'est également entretenu avec lui sur Haydn, l'essence même de l'interprétation fidèle à l'époque, les remakes et l'éternelle agitation.

Dans plusieurs interviews, vous avez déclaré que vous n'étiez pas trop préoccupé par les prix, mais que vous regardiez plutôt vers l'avenir. Qu'est-ce qui vous motive ?

Je suis bien sûr heureux d'être reconnu pour mon travail, mais il m'est très étranger de me reposer l'esprit ou de me poser. Je me surprends souvent à écouter mes anciens enregistrements et à m'énerver contre moi-même parce que j'aurais dû faire certaines choses différemment, mais une fois que je les ai laissées de côté, je ne peux plus les changer. Dans les années 80 et 90, j'ai enregistré toutes les symphonies de Haydn, et quand je les écoute, j'ai le même sentiment.

Vous avez réenregistré les dernières symphonies de Haydn pour Naxos avec votre Danish Chamber Orchestra. Êtes-vous satisfait du résultat ?

Je ne crois pas qu'il faille définir ce qui est bien et ce qui est mal. Pour moi, l'important est que nous ayons pu capturer une interprétation très intéressante et personnelle avec le Danish Chamber Orchestra. En fait, j'ai eu la chance de pouvoir faire ma propre reprise, ce qui m'a permis de faire beaucoup de choses différemment, mais je suis convaincu que dans cinq ans, je n'aimerai pas non plus cet enregistrement. Ce que vous entendez maintenant est la vérité de la phase actuelle de ma vie.

David Haroutunian, Khachaturian en perspective 

par

Le violoniste David Haroutunian, en compagnie de la pianiste Xénia Maliarévitch, fait paraître un album consacré à des œuvres pour violon du  formidable et trop négligé Aram Khachaturian (Fuga Libera). Cet album nous permet de découvrir en première mondiale  la Danse n°1 et surtout la Sonate pour violon et piano, cette dernière s’imposant comme un véritable chef d’oeuvre.  Crescendo Magazine est heureux de s’entretenir avec David Haroutunian pour remettre le compositeur dans le contexte et parler des beautés de sa musique. 

Qu’est-ce qui vous a poussé à consacrer un album entier à la musique pour violon de Khachaturian ? 

Lorsque j’ai eu le désir d’enregistrer mon premier album il y a déjà plus de dix ans, c’est très naturellement la musique de Khatchatourian que j’ai eu envie de graver. Pour moi l’importance d’un album est surtout primordiale de par sa conception, de par son identité. Et mes origines me donnaient à la fois une envie très forte et une légitimité évidente de prendre cette initiative et défendre ce répertoire. Finalement, il y a eu de nombreux projets avant celui-là.  Il est vrai que l’envie de réaliser un album monographique de toute la musique pour violon seul et violon et piano de Khatchatourian était aussi motivée par le fait que ça n’avait encore jamais été fait auparavant.

Cet album présente des inédits : la Danse n°1 et surtout la Sonate pour violon et piano. Comment avez-vous été informé de l’existence de ces partitions ? 

Lors d’un concert que nous donnions, ma complice Xénia Maliarevitch et moi-même, pour les 40 ans de la disparition de Khatchatourian, j’ai eu la chance de rencontrer le fils de Khatchatourian, Karen, qui m’a parlé de l’existence de cette Sonate. Ayant grandi en Arménie avec un père violoniste et héritier de la grande école russe, je pensais connaître la totalité de la musique pour violon des grands compositeurs. La découverte de la Sonate a été pour moi une énorme surprise et aussi une source de questionnements : comment se faisait-il que je n’avais jamais entendu parler de cette œuvre ? Après plusieurs échanges avec Karen Khatchatourian, j’ai compris que son père n’avait pas souhaité publier cette œuvre écrite en 1932. À mon sens, les revendications artistiques du régime de l’époque ne permettaient pas à Khatchatourian de casser les codes en éditant une œuvre aussi audacieuse. Le fait que la Sonate soit seulement en deux mouvements, qu’elle comporte une cadence de violon, et transcende les intonations du folklore arménien, ne devait pas rassurer son créateur. La Danse n°1 a été éditée aux États Unis récemment et c’est une œuvre de jeunesse que j’ai découverte par le biais de musicologues arméniens.

Quelles sont les qualités musicales de la musique de Khatchatourian ? Comment s’intègre-t-elle dans son temps ? Quels sont les caractères arméniens de sa musique ? 

Je trouve qu’il y a dans certains milieux en France un dédain vis-à-vis de Khatchatourian. Comme si sa musique n’était pas assez prestigieuse ou exigeante. Certes, nous ne sommes pas dans les mêmes complexités que Bartók, lorsqu’il s’agit de s’approprier la musique folklorique, néanmoins Khatchatourian a cette sincérité grandiose dans ses orchestrations, dans ses longues phrases lyriques. Bien entendu, si l’on s’arrête à la “Danse du sabre”, qui est elle aussi un petit bijou dans le contexte du ballet Gayané, on peut trouver que sa musique manque de profondeur. Et puis nous vivons une époque où les choses doivent avoir plusieurs sens, être parfois à la limite de l’incompréhensible, alors que la musique de Khatchatourian est justement caractérisée par une beauté immédiate. La « Sonate-monologue » est une pièce extrêmement intimiste, où il a utilisé des accords simples en évitant presque de les harmoniser. Cette œuvre de la toute fin de sa vie témoigne aussi d'une évolution de sa pensée et de son esthétique. 

Khatchatourian a toujours utilisé les couleurs de la musique arménienne, parfois de façon cachée et d’autres fois en empruntant carrément les mélodies folkloriques dans leur intégralité.

Théotime Langlois de Swarte et la fascination des Quatre Saisons 

par

Le violoniste Théotime Langlois de Swarte en compagnie de son ensemble Le Consort proposent un album avec les célèbres Quatre Saisons de Vivaldi. Mais comme le dit la présentation de ce phonographe, ce n’est pas qu’une nouvelle interprétation de ce chef d’oeuvre, c’est un projet éditorial et musical qui met en relief d’autres oeuvres du compositeur et des danses vénitiennes de Lambranzi. 

Dans le livret de présentation, vous dites que les Quatre Saisons de Vivaldi ont toujours exercé sur vous une fascination profonde. Dès lors, quels sentiments vous procure le fait d’avoir enregistré cette partition ?  

Les Quatre Saisons est une œuvre très importante pour moi. A l'issue de cet enregistrement, je ressens un mélange d'émotions. J'ai à la fois un sentiment d'accomplissement car c'était un moment très fort d'enregistrer ces pièces et d'un autre côté, je suis dans l'attente des prochains concerts que je vais donner et impatient de voir comment ma relation avec cette œuvre va évoluer au fil du temps.

Pourquoi enregistrer ce cycle maintenant, au stade actuel du développement de votre carrière ?   

J'ai enregistré ce cycle pour fêter les 300 ans de la publication des Quatre Saisons en 1725.  Cette pièce va m'accompagner tout au long de cette année car je serai en tournée aux Etats-Unis avec 22 concerts de mi-mars à début mai et je jouerai ensuite cette œuvre en Europe. Je pense que c'était aussi le bon moment de me confronter à une œuvre que tout le monde connait car j'ai l'habitude d'enregistrer des compositeurs méconnus, des pièces que les gens délaissent ou alors n'ont jamais retrouvées (par exemple Eccles, Senaillé, Dandrieu avec mon ensemble Le Consort) ou encore d'autres compositeurs que j'ai vraiment à cœur de redécouvrir. 

Dans le cas présent pour les Quatre Saisons, c'est peut-être l'œuvre la plus célèbre du répertoire classique. J'avais envie de partager ma vision de cette œuvre, même si c'est une vision inachevée car c'est la vision que j'ai eue en juillet 2024. Je pense qu'elle sera en perpétuelle évolution tout au long de ma vie.

Est-ce que l’on peut se détacher, comme interprète, du côté purement narratif de cette musique ? 

Le côté narratif est intéressant, mais ce n'est pas la seule voie d'accès au Quatre Saisons. Les Quatre Saisons sont pour moi une œuvre symbolique. Toute la rhétorique baroque est basée sur des symboles,sur une prosodie. Les Quatre Saisons racontent aussi l'histoire de la naissance jusqu'à la mort et le continuum de la vie.

Dans la construction du disque, j'ai essayé de comprendre et de démontrer la symbolique de cette œuvre : le printemps est une allégorie de la naissance, l'hiver de la mort, et puis on a un retour au printemps. J'ai trouvé cette dimension métaphysique très inspirante. Dans le deuxième mouvement de l'hiver en mi bémol majeur par exemple, il y a le ton de la dévotion, de la conversation intime avec Dieu, selon Matheson. Ces trois bémols nous invitent à la trinité. Il y a donc plusieurs degrés de lecture et je pense que tous les degrés coexistent et peuvent parler au plus grand nombre.

Christoph Ehrenfellner, compositeur

par

Le jury des International Classical Music Awards a désigné le compositeur autrichien Christoph Ehrenfellner Compositeur de l'année 2025. Ursula Magnes, qui représente Radio Klassik Stephansdom au sein du jury de ICMA, a posé quelques questions à ce « rebelle contre l'intolérance » selon les mots du jury ICMA. 

Quelle a été votre première composition ?

Mon opus 1 était « Amores », les poèmes d'amour d'Ovide pour quatuor à cordes et voix. J'ai chanté la première en 2005 moi-même, improvisant spontanément et peignant mes propres décors de scène. Avec ma mère nous avons mis en scène un spectacle complet. Les gens étaient ravis. Une première tentative et un coup de pied immédiat dans le monde de la création !

À 25 ans, vous vous êtes immédiatement mis à Ovide. Y a-t-il un humaniste en vous ?

Oui, il y a un humaniste en moi, très nettement. Un vrai philanthrope et un amoureux de l'art ! Le latin était important dans mon école privée catholique et me fascinait. Les références à l'Antiquité et à la Renaissance sont pour moi des sources très, très fertiles. Aussi fou que cela puisse paraître, je crois que je suis vraiment la preuve incarnée que les récits du XXe siècle, en ce qui concerne l'histoire de l'art et de la musique, doivent tout simplement être remis en question et reconsidérés.

Qu'est-ce qui rend votre musique particulière ? Pouvez-vous la décrire avec des mots ?

Il y a des années, j'ai dit en plaisantant que j'étais un classique de la musique moderne. J'insiste sur le « moderne » ! On sent d'où cela vient dans chaque mesure de ma musique. Elle revendique ses origines et aime la tradition. Il n'y a absolument aucune raison de dénigrer cette tradition, car pour moi, la tradition en soi est quelque chose d'incroyablement positif. Mais dans un environnement où l'on vend tout le temps la nouveauté, qui se répète en fait depuis 100 ans, quelqu'un comme moi est un rebelle. Cela n'aide pas si j'ai une Ferrari comme l'Orchestre philharmonique de Vienne dans le garage de mon orchestre, et que je dis que je pense que c'est génial maintenant, nous allons tout simplement rouler en marche arrière, parce que nous avons assez roulé en marche avant. C'est ce que j'ai vécu en tant que musicien pendant 30 ans et j'offre de réelles alternatives à cela.

Vous considérez-vous dans la même tradition qu'Alban Berg ?

Tout à fait. À tel point que je considère maintenant mon quatrième opéra Karl et Anna op. 48, qui a été créé au Mainfranken Theater Würzburg en avril 2024, comme une sorte de... Eh bien, j'ai simplement été inspiré par Wozzeck. Non pas que j'aie copié quoi que ce soit, mais j'ai cette façon de travailler et de penser de manière sérielle, c'est-à-dire avec des rangées, mais avec une liberté et une sensualité du son qui sont absolument orientées vers l'efficacité, vers un effet musical et théâtral. J'utilise tout ce qui s'est avéré utile dans la culture de l'opéra national. La technique du leitmotiv de Wagner, le sérialisme, la poésie libre d'Alban Berg. Je continue à construire avec et à faire le mien. Alors pourquoi ne devrais-je pas l'utiliser ? Pour que je puisse donner à mon public un plaisir profond.

Cela signifie que vous n'avez jamais composé pour le tiroir de votre vie ?

Jamais. Chaque pièce est une commande. Ma première a été commandée par moi. Mais c'était la seule. Toutes les autres sont des commandes.

Sophia Vaillant, Clara Schumann en intégrale

par

La pianiste Sophia Vaillant fait l'événement avec une intégrale des œuvres pour piano de Clara Schumann (Indésens Calliope Records). Cette somme nous permet d’apprécier le talent d’une compositrice en plein revival. Crescendo Magazine est heureux de s’entretenir avec cette artiste engagée dans la mise en valeur des compositrices. 

Après un album consacré aux compositrices, vous faites paraître un coffret intégralement consacré à l'œuvre pianistique de Clara Schumann ? Pourquoi ce choix et pourquoi cette intégrale ?

Le choix, au départ, est venu de Benoit d’Hau, directeur du label Indesens Calliope Records, qui m’a proposé de faire un disque sur Clara Schumann. J’avais déjà joué et enregistré certaines œuvres de Clara Schumann, notamment les deux Scherzi, op 10 et 14. J’ai accepté tout de suite. J’avais envie d’approfondir le répertoire de cette compositrice. Le choix final d’enregistrer un coffret de 3  disque m’a permis d’aborder l’intégrale de son œuvre répertoriée.

Quelles sont les qualité musicale de l’écriture de Clara Schumann ? Qu’est-ce qui fait sa personnalité et son originalité ? 

Les qualités musicales sont multiples, une grande intuition mélodique, une simplicité de la mélodie, un équilibre entre une organisation formelle assez rigoureuse et des évènements musicaux contrastés, une fluidité des transitions…

Le coffret est titré “Clara Schumann, un destin romantique. Clara Schumann ne peut-elle pas être appréciée sans cette caractéristique romantique ? 

Bien sûr qu’elle peut être appréciée même sans cette caractéristique romantique ! Clara Schumann a été, au même titre que son mari Robert, et ses amis et/ou collègues Mendelssohn, Liszt, Chopin, Viardot, Fanny Hensel,… au titre des acteurs significatifs du romantisme.

Au final, à l’exception de quelques pièces dont le Concerto pour piano, on connaît fort mal l'œuvre de Clara Schumann qui n'est pas tant jouée malgré l'intérêt actuel. Pensez-vous que ses autres pièces pourront s’imposer au concert et au disque ? 

Bien sûr, c’est un petit peu aussi le but de ce projet, de faire découvrir son œuvre un peu plus largement.

Unsuk Chin, compositrice

par

La compositrice sud-coréenne Unsuk Chin, dont la musique a été éditée dans le cadre d’un beau coffret des Berliner Philharmoniker,  est lauréate dans la catégorie Musique contemporaine des International Classical Music Awards 2025. Dans cette interview, elle parle de son art et de ses sources d'inspiration. L'interview a été réalisée par Maggie S. Lorelli pour la revue Musica, le membre italien du jury des ICMA.

Votre écriture se fait sur papier, renonçant à la possibilité offerte par l'ordinateur d'éditer vos partitions, qui sont à la fois épurées et créatives, des œuvres d'art en soi. Votre écriture est-elle toujours linéaire, sans arrière-pensée ?

Je compose toujours à mon bureau, sans ordinateur ni clavier. Je ne joue jamais les notes que j'écris sur la portée. J'ai été élevé de cette façon : c'est mon habitude et c'est la seule façon dont je peux composer. Créer une pièce est un travail où je dois prendre de nombreuses décisions à différents niveaux, y compris le contexte dans son ensemble, en me concentrant moins sur le son de chaque note individuelle. Ce processus prend beaucoup de temps, aussi parce que je fais d'abord des croquis. Et, bien sûr, il est toujours possible que j'aie des rechutes ou des doutes, ou que je jette certains éléments et recommence.

Ainsi, même si votre rêve d'enfant était de devenir pianiste de concert, vous ne développez pas vos idées musicales au piano. En jouez-vous encore de temps en temps ?

Bien sûr, j'adore pratiquer différents répertoires, de Bach à Messiaen et au-delà. C'est une expérience formidable pour moi, et un contraste excellent et fructueux avec le difficile processus de composition. Mais pour moi, la composition est un processus qui se déroule entièrement dans mon esprit.

L'une des caractéristiques de votre écriture est de pousser les possibilités expressives des instruments à leurs limites. Lors des phases d'étude et de répétition de vos œuvres, quelle est l'importance de l'interaction directe avec les musiciens ? Ou bien vos partitions disent-elles déjà tout pour vous ?

Pendant le processus de composition, je travaille rarement avec des interprètes ; je leur fais confiance et ils me font confiance. J'ai beaucoup de respect pour les interprètes brillants : c'est merveilleux, et c'est aussi fascinant d'écouter les différentes interprétations qui peuvent naître d'une même partition. De plus, les interprètes, avec leur art de l'interprétation, parviennent à trouver quelque chose auquel je n'avais pas pensé en phase de composition.

L'interprétation de votre musique est une expérience globale, qui nécessite souvent une implication physique...

Je suis obsédé par la virtuosité et l'énergie performative qui se créent lorsqu'un musicien pousse ses possibilités techniques et expressives à leur paroxysme.