Les dossiers.
Les graines de curieux : les découvertes un peu piquantes de la musique.
Musiques en pistes : pour une écoute active de la musique. Analyse et exemples sur partitions et écoutes d’extraits.
Focus : un événement particulier dans la vie musicale
Pour répondre à votre seconde question, c’est en Roumanie, au nord de Bucarest, dans la partie moldave, une ville de l’importance de Rennes dotée d’une solide tradition musicale. Prononciation oblige (Bacao), lorsque je parle de cette ville, mes interlocuteurs me voient déjà derrière l’une des innombrables tables de jeu du Las Vegas asiatique. Non, à Bacau, point de casinos. Même les hypermarchés portent un autre nom. Et Pelléas, alors ? Mélisande aurait-elle émigré au pays de Dracula pour fuir son Golaud de mari un peu tyran sur les bords ? Et Pelléas y serait parti à sa recherche ?
Imaginez ce que vous voulez, je me contente de faire connaître la musique de Fauré à un orchestre et un public avides de notre répertoire. Depuis une dizaine d’années, nous explorons ensemble les trésors de la francophonie musicale et chaque expérience est à marquer d’une pierre blanche. Cette année, soit dit en passant, on célèbre le centenaire de la mort de Fauré. En passant, car on ne peut pas dire que la musique du cher Gabriel ait encombré les programmes des concerts dans l’hexagone.
Ce matin, ultime répétition à Bacau. À la recherche des sonorités fauréennes. Les notes ne sont pas difficiles à jouer. Rien de techniquement problématique. Beaucoup plus délicate, la qualité du son, la couleur, la transparence. Dès l’attaque, il est évident qu’on est à côté de la plaque. Trop précis, trop dense. Après quelques tentatives infructueuses, un souvenir jaillit dans ma tête (eureka aurait dit Tintin !). Au siècle dernier, j’avais dirigé cette œuvre à Dresde. Un très bel orchestre, qui jouait visiblement Fauré pour la première fois. Même attaque, même problème. Une fois, deux fois. Je tente un geste aussi imprécis que possible pour obtenir ce flou, cette imprécision qui crée l’atmosphère d’emblée. Et à chaque fois, le violon solo donnait un geste d’attaque pour entraîner ses collègues vers ce que tout orchestre allemand doit respecter, le « jouer ensemble ». J’étais au bord du désespoir, ne pouvant pas leur demander de faire abstraction, fut-ce le temps d’une attaque, de l’une des bases essentielles de la pratique d’orchestre. Finalement, je leur ai dit : « Imaginez que l’éclairage soit tombé en panne et que vous jouiez dans le brouillard, sans pouvoir savoir ce que fait votre voisin de pupitre ». Je me souviens encore de certains visages affolés. Néanmoins, réussite totale.
Le pianiste Roger Muraro fait paraître chez Alpha une intégrale du cycle les Années de pèlerinage de Liszt. Toute nouvelle parution de cette somme, monument du répertoire pianistique, est un événement d’autant plus qu’ici, elle se déploie sous les doigts de l'un des artistes les plus considérables de notre temps qui a déjà marqué la discographie par ses intégrales Ravel et Messiaen.
Les Années de pèlerinage de Liszt, c’est une sorte d’Everest du répertoire pianistique. Une partition à la fois magistrale, mais certainement intimidante pour le pianiste. Qu’est-ce qui vous a poussé à enregistrer, à ce stade de votre développement artistique, ce monument ?
Je n'ai jamais eu le sentiment d'une performance en travaillant, en jouant les Années de pèlerinage. Ce n'est pas une sorte d'Everest. Le pianiste s'installe pour raconter l'histoire d'une vie, la description et le ressenti face à la nature splendide, la quête de soi-même, les amours, les découvertes littéraires et picturales. Voilà ce que nous dit l'œuvre : c'est la vie tout entière de Franz Liszt ; 50 années d'aventures, de recherches, un parcours qui n'a pas d'équivalent sous cette forme. En jouant cette œuvre, c'est un peu le parcours de ma vie que je refais ; peut-être suis-je plus réceptif aux beautés et aux tourments qu'a traversés Franz Liszt ?
Je présume qu’un tel enregistrement, c’est une longue préparation en amont avec des concerts. Comment avez-vous préparé cet enregistrement ?
La difficulté majeure réside dans l'organisation du travail de cette œuvre qui dure environ 2 h 45'. La première chose est de lire les poètes, Senancour, Byron, Pétrarque, Dante, pour les réflexions qu'ils provoquent avec leurs images parfois simples ou sombres, parfois complexes ; la peinture des Italiens nous révèle la beauté, le calme et l'effroi..., toutes ces œuvres osent poser de grandes questions qui ont inspiré Franz Liszt. Cela nous rappelle que le compositeur a toujours eu besoin d'un support littéraire, pictural ou d'une nature orageuse ou bucolique qui provoquaient chez lui le désir de les évoquer, de les traduire en sons, en émotions, en trouvailles pianistiques. Sa musique est tout un programme, celui de sa vie.
Est-ce que d’avoir enregistré et interprété à de nombreuses reprises les grands cycles pianistiques de Messiaen vous a aidé à aborder ces Années de pèlerinage ?
Il n'est pas facile de répondre à cette question. La musique de Messiaen constitue un univers à part. Dès la première note de ses Préludes tout est dit. La croyance est à la source de sa foi. Le mystère est lumière pour lui, les miracles existent. J'ai toujours joué Messiaen à la manière d'un tableau vivant, mais avec une foi s'appuyant sur d'autres mystères. J'entre dans le langage de Messiaen, je me sens un personnage de son tableau, sauf peut-être pour le premier des Vingt regards sur l'Enfant Jésus... Comment être le Père ?? Heureusement, il y a plusieurs manières d'approcher l'œuvre. Messiaen lui-même jouait sa musique très librement, comme un romantique parfois ! Avec Franz Liszt, le message est plus mystique, ésotérique, plus libre peut-être, d'une spiritualité différente. Liszt est plus interrogatif, mais je n'écarte pas sa séduction, son désir de livrer sa générosité. Sa virtuosité ? C'est sa générosité, certainement pas une démonstration assez vulgaire. Il livre son cœur avec ses débordements.
Il me semble que l’un des défis majeurs de ce cycle est de conserver une cohérence à travers des morceaux bigarrés, contrastés de ton et souvent très narratifs dans leur programme et leurs développements musicaux ? Partagez-vous cet avis ? Quels ont été pour vous les défis musicaux à relever ?
Quand vous marchez dans la campagne, quand vous parlez à bâtons rompus avec un être aimé, quand vous contemplez une œuvre qui inspire un commentaire, qui révèle une émotion, vous ne faites rien de plus que vivre, vous épanouir. C'est cela les Années de pèlerinage ; je ne me pose pas la question d'une cohérence fictive, c'est la vie voilà tout. Quant aux défis de ces Années, ils ne résident pas plus dans les difficultés techniques que dans la plus petite des pièces, celle qui semble anodine et qu'il faut rendre avec son parfum particulier ; cette petite fleur entre 2 abîmes est essentielle.
Cette année marque l’anniversaire des 500 ans de la naissance de Pierre de Ronsard. Il va de soi que les poèmes de cet immense homme de lettre ont été une inépuisable source d’inspiration pour les compositeurs. Alpha sort un double album anniversaire avec des chansons de la Renaissance et des mélodies des XIXe et XXe siècles. Crescendo Magazine est heureux de s'entretenir avec Denis Raisin Dadre, cheville ouvrière de la première partie avec son ensemble Doulce Mémoire.
Ronsard et la musique, c’est un vaste sujet comme en témoigne ce double album. Comment avez-vous sélectionné les œuvres présentes sur cet album ?
Plutôt que de faire un choix dans les 400 mises en musique de Ronsard au XVIe, j'ai tout simplement sélectionné les poésies qui avaient été le plus souvent mises en musique, les tubes en sorte !
Vous avez sélectionné 4 poèmes qui sont mis en musique par différents musiciens. Comment rendre musicalement les similitudes et les différences entre ces différentes versions sur base d’un même texte ?
Je n'avais pas à intervenir, ce sont les compositeurs qui ont réagi de façon différente sur les mêmes textes, il suffisait de respecter leurs mises en musique ainsi Anthoine de Bertrand est beaucoup plus dans l'illustration des affects du texte qu'un compositeur comme Goudimel.
Entre les chansons, il y a des improvisations au Luth de Bor Zuljan. Pourquoi cet intermède purement musical ?
D'abord Ronsard fait sans arrêt appel à son luth, j'aime le luth ennemi du souci, écrit- il et puis ces courts intermèdes sont nécessaires comme respirations entre les pièces vocales qui n'ont pas vocation à s'enchaîner.
Le jeune pianiste Louis-Victor Bak fait ses débuts au disque avec un premier album consacré à des oeuvres de Claude Debussy et Cécile Chaminade pour Indésens Calliope Records. Ce phonogramme est une grande réussite et Crescendo Magazine est heureux de s’entretenir avec ce pianiste installé à Londres.
Votre nouvel album propose des œuvres de Cécile Chaminade avec la Sonate pour piano et l’Impromptu des Six études de concert. Qu’est-ce qui vous a orienté vers cette compositrice au point de lui consacrer une partie de votre disque ?
Lorsque j’ai découvert Cécile Chaminade, sa musique m’a immédiatement parlé et je me suis alors intéressé à son histoire. C’était une véritable star de son époque, jouant ses propres œuvres en concert dans le monde entier, de la France en passant par l’Angleterre où elle était particulièrement appréciée, jusqu’aux Etats-Unis. Surnommée “mon petit Mozart” par Georges Bizet, et proche de la reine Victoria, elle est même invitée à rencontrer le président Roosevelt lors de sa tournée américaine. C’était sans aucun doute une figure importante du paysage musical au tournant du XXème siècle ; c’est pourquoi j’ai souhaité lui consacrer une partie de ce disque.
Quelles sont les qualités esthétiques et techniques de sa musique ?
Cécile Chaminade a composé dans un style romantique tardif et a perpétué la tradition romantique. C’était une excellente pianiste, ces œuvres en témoignent ; elle avait un sens de la mélodie saisissant, un langage harmonique riche et coloré, et c’était une grande virtuose. On retrouve cette virtuosité dans sa Sonate pour piano au service d’un caractère passionné, tumultueux et parfois tragique. Cécile Chaminade excelle également dans les pièces de caractères, plus légères, avec toujours beaucoup de raffinement et de délicatesse.
Pourquoi mettre en regard Chaminade et Debussy ?
On pourrait croire que Claude Debussy et Cécile Chaminade n’ont pas grand chose en commun hormis le fait d’être tous les deux français et d’avoir vécus à la même époque. Et effectivement, ils ont chacun un style très différent qui leur est propre. Néanmoins il y a une chose qu’ils ont en commun et qui les relie, c’est le fait d’avoir été tous les deux des ambassadeurs de la musique et de la culture française, et ce dans le monde entier.
De Debussy, vous avez sélectionné les 2 livres des Images. Pourquoi ce choix d'œuvres et pas d’autres partitions ?
Si dans sa jeunesse Claude Debussy compose dans un style encore assez romantique, il va très rapidement s’en éloigner, s’aventurer vers de nouvelles sonorités et développer un langage unique. Les deux livres d’Images, et les six pièces qui les composent, sont la représentation parfaite de son style novateur. Pour les composer, Claude Debussy s'inspire de la nature, des paysages, du monde qui l’entoure ; il y a beaucoup de poésie qui émane de ces œuvres.
En zappant sur la toile, je tombe sur une critique d’un concert de l’Orchestre philharmonique de New York dans laquelle le chef d’orchestre est accusé de tous les maux… parce qu’il bouge trop, ce qui perturbe la perception de l’interprétation du signataire de cette critique. Un autre souligne la présence d’un pupitre devant le chef, ce qui le gêne (le critique, pas le chef). Un troisième aimerait le voir sourire davantage en saluant. Et l’on pourrait continuer à l’infini autour de la couleur des cheveux (teints ou pas teints), de la longueur des baguettes, de la tenue, et j’en passe. Autant de critères qui constitueraient une bonne base pour un banc d’essai des chefs d’orchestre. Car pourquoi échapperaient-ils à ce que subissent hôpitaux, classes préparatoires, fonds communs de placement, appareils électroménagers ou d’informatique ? Vous imaginez-vous recevoir un questionnaire de satisfaction à l’issue du concert comme Doctolib vous en envoie au sortir de chaque consultation médicale ?
Lorsque j’étudiais dans la classe de Pierre Dervaux, la sobriété du geste était primordiale, à l’image du maître. Plus tard, la rencontre avec Charles Munch ou Georg Solti m’ont révélé qu’il n’y a pas d’évangile en la matière. Le geste du chef s’adapte à son physique pour être le plus clair et le plus expressif. Ne doit-il pas servir avant tout à aider les musiciens ? Le geste de Solti, souvent difficile à comprendre pour le profane, était très efficace pour les musiciens, geste forgé au fil des heures passées dans les studios d’enregistrement, à l’abri des regards. Seule l’efficacité comptait, et avec quelle précision ! Le geste de Munch était imprévisible, torrentiel, passionné, parfois réduit à sa plus simple expression, parfois gigantesque. Tout dépendait de l’instant, toujours armé d’une immense baguette. Celui de Reiner était réduit à l’extrême. Paray pouvait diriger la Chevauchée des Walkyries du seul regard.
La pianiste Varduhi Yeritsyan nous propose un intéressant album (Indesens Calliope Records) autour du thème des papillons. Il y a bien sûr Schumann, avec lequel l’artiste témoigne d’un lien fort, mais aussi Grieg et le rare Massenet. Crescendo Magazine est heureux de s’entretenir avec cette brillante musicienne.
Votre album prend le titre de “Papillons”. La question qui vient naturellement est : pourquoi ce titre ? Est-ce que vous vous sentez proche de la nature ?
Je me permettrais de citer Claude Debussy pour répondre à votre question : "Je me suis fait une religion de la mystérieuse nature". Je ressens de plus en plus le besoin d'être connecté au monde dans sa pureté, loin des activités humaines et de l'agitation qu'elles provoquent. Notre quotidien est marqué par la saturation d'informations que l'on reçoit toute la journée par l'intermédiaire de nos téléphones portables. Il est important de rompre de temps en temps avec ce fonctionnement et contempler la nature est la meilleure façon pour cela. Mais évidemment, le titre "Papillons" ne relève pas uniquement de ce besoin d'introspection et fait référence à ceux de plusieurs oeuvres proposées.
Il y a le titre, le concept et les œuvres proposées. Votre album propose des partitions de Schumann, auquel on pense naturellement, mais aussi de Massenet et de Grieg. Comment avez-vous sélectionné ces partitions ?
Le projet est né de mon désir d'enregistrer le Carnaval de Robert Schumann. C'est une oeuvre qui m'accompagne depuis de longues années, je l'ai énormément travaillée avec mon professeur Brigitte Engerer qui en était une exceptionnelle interprète. L'un des courts mouvements qui composent ce monument pianistique s'intitule Papillons et cite l'opus 2 de ce compositeur, lui-même mosaïque de miniatures évocatrices. L'idée de proposer dans ce disque cette dernière pièce m'a paru évidente. Pour Schumann, les battements d'ailes des papillons renvoient aussi à l'émoi amoureux, aux battements d'un cœur qui s'emballe à l'évocation de l'être aimé. J'ai eu envie de compléter ce récital avec les Variations, opus 1 qui sont aussi une évocation de l'amour mais aussi avec des miniatures proposant d'autres visions des lépidoptères d'où la présence de Massenet et de Grieg dans ce programme.
Le Kansas City Symphony entame la première tournée européenne de son histoire sous la direction de son nouveau directeur musical, le compositeur et chef d’orchestre Matthias Pintscher, bien connu des publics des grandes salles du Vieux continent et l'un des musiciens les plus créatifs de notre temps. A cette occasion, nous rencontrons Danny Beckley, Intendant de l’orchestre, qui va nous permettre de mieux situer cet orchestre sur la carte musicale et de nous parler des projets de cette phalange en plein développement.
Que signifie pour vous et votre orchestre une première tournée en Europe, avec des concerts dans des salles prestigieuses (Amsterdam, Berlin et Hambourg) ?
C'est un honneur incroyable d'avoir reçu ces invitations à emmener notre orchestre en Europe. Kansas City est un centre culturel américain, où le jazz a grandi et où la culture s'épanouit depuis plus d'un siècle. La musique orchestrale en particulier a été adoptée ici, et l'opportunité de présenter Kansas City et son orchestre dans trois des meilleures salles de concert d'Europe est incroyablement spéciale.
Notre orchestre est un groupe ambitieux composé d'artistes, d'entrepreneurs, d'innovateurs et d'acteurs liés par un amour commun de la musique orchestrale. Faire progresser cette forme d'art à Kansas City et en Amérique est notre vocation, et cette tournée nous inspire et nous motive grandement dans notre travail.
Depuis combien de temps préparez-vous cette tournée ?
Je n'oublierai jamais l'appel téléphonique que j'ai reçu de Matthias Pintscher, quelques semaines après que nous ayons annoncé qu'il serait notre prochain directeur musical. Nous n'avions jamais fait de tournée auparavant -pas même au niveau régional- et lorsqu'il m'a appelé un matin pour me dire que le festival Musikfest Berlin avait manifesté son intérêt, nous avons sauté sur l'occasion. C'était à la fin du mois de mai, il y a un peu plus d'un an. J'admire tellement notre organisation -le conseil d'administration, les musiciens et le personnel- qui a dit « oui, nous pouvons », et nous avons pu accepter cette invitation, ainsi que celles d'Amsterdam et de Hambourg qui sont arrivées immédiatement après, et presto, nous avions une tournée. Passer d'une expérience nulle en matière de tournées à une telle situation en seulement un an -et bénéficier immédiatement du soutien financier de nos plus chers donateurs- est une leçon d'humilité, d'excitation et de puissance, surtout lorsque nous pensons à notre avenir et à la grande musique que nous ferons avec Matthias.
Le programme d'une tournée est toujours une carte de visite. Comment avez-vous conçu les programmes ?
Notre programme a été conçu pour être un programme très américain par un orchestre très américain. Kansas City est au centre géographique de notre pays, et il est tout à fait approprié que nous proposions un programme composé de quelques-unes des meilleures œuvres orchestrales américaines. Nous avions l'embarras du choix, mais Charles Ives, George Gershwin et Aaron Copland sont vraiment au sommet de la production américaine en matière de composition, et c'est ce que nous voulions offrir.
Robinson McClellan est Conservateur associé pour les manuscrits et la musique imprimée à la Morgan Museum & Library de New York. Il est actuellement le commissaire de l’exposition “Crafting the Ballets Russes - The Robert Owen Lehman Collection”. L'exposition s'ouvre sur l'arrivée spectaculaire de la troupe des Ballets russes de Serge Diaghilev à Paris en 1909 et retrace son impact sur l'ensemble des arts, en soulignant la montée en puissance des femmes dans des rôles créatifs de premier plan avec Bronislava Nijinska et Ida Rubinstein. Crescendo Magazine est heureux de s’entretenir avec Robinson McClellan qui nous parle de l’incroyable collection de manuscrits conservés à la Morgan Museum & Library de New York City et de cette exposition majeure.
L'exposition Crafting the Ballets Russes présente de nombreux manuscrits issus de la prestigieuse collection de Robert Owen Lehman, en dépôt au Morgan Museum & Library. Pouvez-vous nous parler de cette collection ?
La collection de M. Lehman fait partie de la Morgan Museum & Library depuis un demi-siècle, en dépôt - ce qui signifie que, bien qu'elle reste sa collection privée, nous sommes en mesure d'en prendre soin et de la partager avec les chercheurs et les visiteurs. Elle est considérée comme la plus importante collection au monde de manuscrits musicaux autographes, c'est-à-dire d'œuvres originales entièrement écrites de la main du compositeur. Elle est vraiment magnifique, avec des œuvres célèbres de J.S. Bach, Schubert, Schumann, Chopin, Fanny et Felix Mendelssohn, Brahms, Schoenberg, Debussy, Stravinsky, et bien d'autres encore. Les symphonies de Mozart et de Mahler, ainsi que l'une des plus importantes collections de Ravel au monde, constituent des points forts de la collection Lehman. Lorsque j'ai réalisé que la collection Lehman contenait un ensemble de grands ballets du début du XXe siècle, j'ai pensé qu'il s'agirait d'un domaine intéressant de cette vaste collection sur lequel se concentrer. Bien que l'exposition ne comprenne que dix manuscrits musicaux sur un total de 90 objets, ces manuscrits constituent la base de l'exposition. Chaque manuscrit constitue la base d'une section de l'exposition, les dessins visuels, les notations de danse, les lettres, les photos, les programmes et d'autres objets fournissant le contexte. La narration est façonnée et guidée par les manuscrits musicaux. Vous êtes conservateur de la section musicale du Morgan Museum & Library ; quel rôle joue la musique dans les collections de la Morgan Museum & Library ?
J.P. Morgan, qui a constitué la collection originale pour laquelle la Morgan Library est connue, n'a acheté lui-même que peu d'objets musicaux ; ses principaux intérêts étaient ailleurs. Lorsque la bibliothèque Morgan est devenue une institution publique en 1924, il y a cent ans (nous célébrons notre centenaire cette année), la musique n'y jouait pas un grand rôle. Cela a radicalement changé lorsque la collection de Mary Flagler Cary nous est parvenue en 1968. Comme la collection Lehman, il s'agit d'une importante collection de manuscrits musicaux écrits par les compositeurs canoniques de l'Europe du XIXe siècle, tels que Mozart, Beethoven, Schubert, Chopin, Liszt, Brahms et bien d'autres encore. La collection Cary comprend également une vaste collection de premières éditions rares de partitions imprimées et de lettres de musiciens. La présence de sa collection à la Morgan en a attiré d'autres, notamment la collection Heineman de manuscrits et la collection James Fuld, qui se concentre sur les premières éditions rares. Ensemble, les collections musicales de la Morgan, conservées ici à Manhattan, rivalisent avec certaines des plus grandes archives d'Europe. Cependant, nos collections musicales restent moins connues que certaines des autres collections du Morgan, notamment les dessins, les livres imprimés, les manuscrits médiévaux et de la Renaissance (qui comprennent de nombreux manuscrits musicaux antérieurs à 1500), ainsi que les manuscrits littéraires et les lettres. Le Morgan, c'est beaucoup de choses ! Je me suis donné pour mission de faire connaître les spectaculaires collections musicales du Morgan, qui peuvent être explorées sur notre site. Je recommande à vos lecteurs d'explorer en particulier la section intitulée "highlights.”
Manfred Honeck, au pupitre de son orchestre de Pittsburgh, va entamer cette semaine sa onzième tournée en Europe avec ses musiciens. Ensemble, ils vont visiter les prestigieux festivals et les grandes salles de concerts d’Allemagne et d’Autriche. Manfred Honeck est directeur musical de Pittsburgh Symphony Orchestra depuis 17 ans et, à notre époque, c’est un travail sur le long terme qui dénote. Mais le tandem entre ce chef et cet orchestre a créé l’une des associations musicales les plus magistrales du moment. Crescendo-Magazine est heureux de s'entretenir avec Manfred Honeck en prélude à cette tournée et alors que sort un nouvel enregistrement magistral de la Symphonie n°7 de Bruckner.
Vous avez donné votre premier concert avec le PSO en 2006 et avez été nommé directeur musical en 2007.La relation entre vous et le PSO dure depuis 18 ans.Quel est le secret de la longévité de votre collaboration ?
Une relation avec un orchestre est très semblable à un mariage ou à une amitié. La tâche la plus importante est de maintenir une relation très honnête avec l'autre. Comment cela fonctionne-t-il dans un domaine artistique ? Tout d'abord, il y a une vision commune. En tant que chef d'orchestre et directeur musical, qu'est-ce que je veux exiger de l'orchestre et qu'est-ce que je veux obtenir de lui ? D'autre part, il y a l'orchestre, qui doit être d'accord avec l'interprétation et avec la manière dont nous nous comportons et communiquons les uns avec les autres. Karajan a dit un jour que le chef d'orchestre lui-même ne représentait que la moitié du succès. Il faut apprendre à connaître les gens et savoir ce qui les fait vibrer. Comment puis-je les amener à donner le meilleur d'eux-mêmes ? Je pense que c'est là le secret. Si l'orchestre me fait confiance et que je fais confiance à l'orchestre, nous pouvons obtenir la meilleure qualité possible. Mais je dois aussi dire que Mariss Jansons, dont je suis le successeur, a fait un travail remarquable.
De nos jours, les mandats des directeurs musicaux ont tendance à être plutôt courts, mais vous prouvez le contraire.Le vrai travail ne peut-il pas se faire sur le long terme ?
Normalement, on ne récolte beaucoup de fruits qu'après avoir travaillé ensemble pendant un certain temps et s'être connus. Chaque chef d'orchestre a son propre style de direction, son propre style de répétition. Et chaque orchestre a également ses propres idiosyncrasies. Bien sûr, il est possible de donner de grands concerts la première année, cela ne fait aucun doute, mais il s'agit d'aller plus loin : il s'agit de développer un langage tonal, une culture et un langage sonores extraordinaires. Et cela est aussi individuel que la vision qu'a le chef d'orchestre de la partition. De cette manière, la qualité et l'interprétation peuvent également se développer à long terme, ce qui, espérons-le, perdurera même après le départ du directeur musical. Mais le répertoire doit aussi avoir le temps de se développer. Après plus de dix ans, on découvre d'autres choses qu'au début : on creuse de plus en plus et les trésors que l'on trouve prennent de plus en plus de valeur. Et l'orchestre symphonique de Pittsburgh creuse encore plus profond. Après 16 ans en tant que directeur musical, je le ressens très clairement ; il y a une profondeur infinie dans le travail que je trouve vraiment inspirante et épanouissante. Même avec des œuvres que nous avons jouées une centaine de fois, il y a toujours de nouvelles choses à découvrir, et c'est fantastique !
C’est l'un des évènements symphoniques de cette année : la partition de la Symphonie n°9 de Mahler sous la direction de Philipp von Steinaecker au pupitre de la Mahler Academy Orchestre (Alpha). Une parution qui se distingue car les musiciens utilisent des instruments de l’époque de Gustav Mahler. Crescendo Magazine est heureux de s’entretenir avec Philipp von Steinaecker pour cette plongée dans ce travail au plus près du texte et des sons.
Une symphonie de Mahler sur instruments d'époque, pour de nombreux commentateurs, cela pourrait être une utopie ? Mais vous l'avez fait. Qu'est-ce qui vous a poussé à utiliser des instruments d'époque ?
L'idée est née à l'époque où je jouais toutes les symphonies de Mahler avec Abbado à Lucerne et où j'étais également l'assistant de John Eliot Gardiner. Faire l'expérience de la rigueur de l'interprétation et des instruments anciens avec la musique de Mahler n'était au départ qu'un rêve fou, mais il est ensuite devenu de plus en plus un véritable projet. La maîtrise de Mahler en tant qu' orchestrateur, en particulier, m'a incité à découvrir comment ces combinaisons précieuses et incroyablement belles auraient pu sonner avec les instruments que Mahler connaissait et qu'il avait à l'oreille. Dans ce contexte, on dit souvent que Beethoven aurait adoré le Steinway et j'ai lu l'autre jour que Mahler aurait certainement préféré entendre ses symphonies telles que nous les connaissons aujourd'hui. Cela pourrait bien sûr être le cas, mais nous ne le saurons jamais avec certitude. Ce qui est certain, en revanche, c'est que Mahler aurait écrit différemment pour un orchestre moderne, car il réorchestrait toute musique écrite même 50 ans avant son époque et l'adaptait aux instruments modernes. Oui, il avait prévu que ses symphonies seraient adaptées aux conditions futures.
Comme nous ne savons pas comment il aurait modifié sa musique pour nos instruments modernes, j'ai pensé que quelqu'un devrait revenir en arrière et découvrir comment sa musique sonnerait avec les instruments de son époque.
Comment avez-vous sélectionné ces instruments d'époque ?
Entre 1897 et 1907, alors qu'il était directeur de l'Opéra de Vienne, Mahler a fait renouveler l'ensemble des instruments à vent et des percussions. Ce qui est fascinant dans ce cas, c'est que Mahler était très impliqué dans le processus d'acquisition. Heureusement, toute la correspondance relative à ces achats a été conservée à la Bibliothèque nationale autrichienne. Mahler ne s'est pas contenté d'ignorer les souhaits des musiciens, il s'est fait jouer les instruments commandés et a souvent décidé avec les musiciens de choisir un autre modèle, etc. En d'autres termes, cet ensemble d'instruments est vraiment la dernière et la plus complète version de ce que Mahler avait en tête pour son orchestre idéal.
Nous avons ensuite recherché ces instruments un peu partout, sur eBay, dans des ventes aux enchères, dans les greniers de groupes musicaux autrichiens, auprès de collectionneurs et de descendants de musiciens de l'Orchestre philharmonique de Vienne. Les instrumentistes à cordes de l'époque jouaient sur des instruments très semblables à ceux que nous avons aujourd'hui, mais ils étaient cordés en boyau.
Comment le projet Mahler Academy Orchestra - Original Klang a-t-il vu le jour ?
Dès le départ, l'idée était de partager l'ensemble du processus de reconstruction avec la prochaine génération de musiciens. Il était donc logique de réaliser le projet dans le cadre de l'Académie Gustav Mahler de Bolzano. Avec les 45 étudiants de l'académie, nous avons invité 50 musiciens professionnels issus des meilleurs ensembles européens : Staatskapelle Dresden, Orchestre symphonique de Vienne, Orchestre de chambre Mahler, Orchestre philharmonique tchèque, Orchestre philharmonique de Berlin, Orchestre du Concertgebouw, etc. Même si ces musiciens plus âgés connaissaient bien la musique de Mahler, ils étaient désireux de la redécouvrir. Les étudiants et les professionnels ont ensuite appris ensemble à jouer la musique de Mahler sur les instruments anciens. La Fondation Grandhotel de Dobbiaco, où Mahler a écrit ses dernières symphonies, est alors devenue notre partenaire, finançant l'achat des instruments et fournissant également le cadre idéal pour les répétitions.
En ce qui concerne les tempi, on observe depuis les années 1970/80 un ralentissement considérable des tempi dans les symphonies de Mahler. Quelle a été votre approche des tempi ?
C'est l'un des aspects les plus difficiles de la réflexion sur la musique, car nous vivons la musique dans le contexte de notre propre époque. Mahler a écrit des indications de tempo méticuleuses, mais pas d'indications de métronome du tout. Si Mahler est réputé avoir souvent été un chef d'orchestre plus rapide que les autres, il était également capable d'être extrêmement lent à certains moments ou de ralentir soudainement le tempo pour souligner certains passages. Cependant, les comptes rendus de ces interprétations portent toujours sur les classiques. Lorsqu'il dirigeait sa propre musique, que les critiques ne connaissaient pas, ils ne faisaient pas de telles observations.
Les partitions de Willem Mengelberg que j'ai étudiées comportent des indications de métronome sur chaque page. Elles ont tendance à être plutôt lentes et plus lentes que ce que l'on jouerait aujourd'hui. Bruno Walter a enregistré les symphonies de Mahler et elles sont beaucoup plus rapides que celles de n'importe qui d'autre. Les deux compositeurs connaissaient bien Mahler et l'ont entendu diriger sa musique. J'essaie de trouver des tempos et une dramaturgie du tempo qui fonctionnent et qui ont un sens, et les exemples historiques m'inspirent qu'il est acceptable, voire bon, de prendre ses propres décisions. Cependant, je m'inspire de Mengelberg et j'apprends beaucoup de ses partitions. Où va-t-il plus vite et où va-t-il moins vite, comment les musiciens procédaient-ils à l'époque ? Ou si Bruno Walter adopte un tempo de base très rapide, cela m'incite à réfléchir davantage dans cette direction. Il est intéressant de constater que les différences entre les tempos sont beaucoup plus extrêmes chez ces chefs d'orchestre. Dans la Symphonie n°9, il y a un endroit dans le deuxième mouvement où Mahler a écrit dans le manuscrit "Schneller Walzer". Cela m'a rappelé le marquage "Schneller Walzer" dans le Rosenkavalier, où Strauss a fourni un marquage pour le métronome. Comme les deux pièces ont été écrites la même année, j'ai pensé qu'il était intéressant d'essayer ce marquage de tempo pour ce passage dans le Mahler. C'était vraiment très rapide, encore plus que Walter, mais j'ai adoré. En fin de compte, chacun doit trouver ses propres solutions.