Rencontres

Les rencontres, les interviews des acteurs de la vie musicale.

Olivier Korber, gargantuesque ? 

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Olivier Korber est un artiste singulier au parcours atypique. Pianiste mais également compositeur, il fait paraître, chez Arion, un album monographique avec en tête d’affiche sa partition  La journée de Gargantua » (pour orchestre de chambre avec piano) qui nous emmène vers Rabelais. Crescendo Magazine est heureux de s’entretenir avec ce musicien foncièrement indépendant.   

Vous faîtes paraître un album intégralement monographique. C’est une étape dans la vie d’un artiste. Qu’est-ce que ce disque représente pour vous ? 

Cet album restera un jalon unique dans ma vie. Grâce à la confiance du label Arion Music, nous avons pu réunir quinze interprètes autour de compositions inédites, formant un programme qui traverse les multiples facettes de mon univers musical. Enregistrer toutes ces nouvelles œuvres a été une expérience paradoxale. Les micros ont permis de fixer cette musique pour la première fois, mais en même temps, le disque est l’acte de naissance de ces œuvres, prêtes à vivre leur vie hors de moi de manière tout à fait imprévisible.

Cela a d’ailleurs commencé dès le studio. Les musiciens sont tous arrivés avec une interprétation déjà aboutie, malgré l’absence de toute référence préalable. J’ai été profondément touché qu’ils se soient à ce point appropriés ces mondes. J’ai bien sûr eu l’occasion de préciser mes intentions musicales, ce qui est essentiel pour une première fixation, mais j’ai aussi été agréablement surpris par nombre de leurs initiatives que je n’aurais pas imaginées. Ce disque est donc, à mes yeux, un objet très vivant.

Cet album vous présente comme compositeur, mais vous êtes aussi un musicien au parcours singulier car vous êtes également pianiste mais vous menez une brillante carrière dans l’économie, domaine que vous avez même enseigné dans le supérieur. Qu’est ce qui vous a attiré vers la composition ? 

J’ai commencé à écrire de la musique très tôt, bien avant d’étudier, d’enseigner ou de donner des concerts.   Enfant, lorsque j’ai débuté le piano, il n’y avait pas de frontière nette entre les pièces que j’apprenais et tout ce que j’improvisais. Vers mes dix ans, je passais un temps formidable à jouer aux Lego. D’abord en suivant les notices, puis en démontant tout pour réutiliser les briques et façonner mes propres jouets, au gré de mes aventures imaginaires du moment. Cela coïncide avec le moment où, très naturellement, j’ai commencé à « m’auto-écrire » des pièces, dans le même esprit qui m’animait lorsque je me construisais des jouets.

Il s’agissait d’abord de fixer sur le papier ce qui m’excitait le plus dans mes improvisations, pour retrouver le plaisir de rejouer ce que mes doigts avaient accidentellement découvert. Comme j’étais frustré que ces moments s’interrompent trop vite, il m’a donc fallu empiler plusieurs de mes fragments notés. Ce qui impliquait de les choisir, les ordonner, et tenter de les relier. Bien sûr, j’ignorais que je commençais là à acquérir les rudiments de l’artisanat d’un compositeur.

Votre musique est décrite comme “affranchie des écoles”. Est-ce important pour vous de tracer un chemin en étant libre ? Cependant, vous avez bien au fond de vous, l’un ou l’autre compositeur ou compositrice que vous admirez particulièrement (du passé ou du présent)

Je crois que l’important est de poursuivre en soi ce qu’il y a de plus authentique. En pratique, cela exige d’éliminer tout ce qui n’est pas véritablement indispensable, et d’assumer ce que l’on aime.  J’ai l’impression d’être à la fois un chercheur d’or qui passe un fleuve au tamis, et un architecte garant de la cohérence d’une vision d’ensemble. Mais faut-il encore reconnaître les pépites, parvenir à les tailler, et découvrir leur juste agencement. Je suis en réalité l’esclave d’une boussole intérieure qui ne s’aligne, et ne me laisse en paix, que lorsque tout vibre avec justesse. 

Parmi les compositeurs du passé, c’est sans surprise à Beethoven que je me réfère le plus. Je suis de plus en plus bouleversé par l’humanité de son langage et stupéfait par la fiabilité de sa boussole, qui confère à son écriture un caractère d'inévitabilité et un équilibre qui me semblent inégalés. 

Au XXe siècle, je me sens le plus en famille auprès de Prokofiev, Ravel, Bartok, Stravinsky, Chostakovitch, Britten et Dutilleux.

Plus proche de nous, j’ai une immense admiration pour nombre d’oeuvres de Guillaume Connesson et Thomas Adès. 

Rencontre avec Eve-Maud Hubeaux, mezzo-soprano  adoubée 

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La mezzo-soprano franco-suisse Eve-Maud Hubeaux, s’est imposée comme l’une des grandes chanteuses de notre temps, passant avec aisance du répertoire baroque à Wagner, sans perdre de vue les grands rôles verdiens. Alors qu’elle vient de triompher dans Aïda à l’Opéra de Paris, elle s’apprête à chanter Fricka dans Die Walküre, également sur la scène de l’ONP

Nous avons pu vous voir à l’Opéra national de Paris dans un panel de rôles assez large, de Doña Prouheze (dans Le Soulier de satin de Dalbavie) à la Grande Vestale (dans La Vestale de Spontini), en passant par Gertrude (dans Hamlet de Thomas), Amneris (dans Aïda de Verdi) ou encore Fricka (dans Rheingold et Walküre de Wagner). Qu’est-ce qui a motivé cette pluralité à ce stade de votre carrière ?

Effectivement, je fête mes dix ans à l’Opéra de Paris cette saison. Je ne trouve pas que cela soit si divers que cela ; cela pourrait l’être davantage au regard du répertoire que je chante. À titre d’exemple, après La Walkyrie, je serai dans une production de Castor et Pollux à Genève, ce qui sort du répertoire du XIXᵉ siècle. La création contemporaine m’intéresse également beaucoup.

L’éclectisme vient peut-être du fait que j’aime cultiver cette pluralité, qui me semble saine vocalement, notamment dans le répertoire classique et baroque, car il permet de ne pas trop alourdir la voix. En outre, cette diversité permet aussi d’aborder des rôles différents, car l’on observe tout de même une dramaturgie assez typée selon les époques.

Forcément, plus la carrière avance, plus les rôles se resserrent, car l’on finit par être demandée dans certains répertoires particuliers. Mais j’ai toujours à cœur de cultiver cette pluralité, et je m’efforce, avec mon agence, de la conserver chaque saison, en maintenant un équilibre entre les rôles romantiques — souvent assez lourds — du XIXᵉ siècle, et le reste : on met une Carmen, une Amneris et une Eboli maximum, puis l’on complète avec des choses plus légères. J’ai également beaucoup de plaisir à interpréter des rôles comiques, qui m’amusent énormément.

Un rôle ou un opéra qui vous ferait rêver ?

Je n’ai pas vraiment de rôle ou de maison d’opéra où je rêverais de chanter. Mon but est surtout de profiter de mon ascension pour m’enrichir artistiquement des gens avec qui je travaille.

La chance, lorsque l’on est dans de grandes maisons lyriques, réside aussi dans le fait que l’on est entouré de collègues chanteurs de haut niveau, ce qui crée une belle émulation technique et vocale, mais aussi de metteurs en scène ayant une certaine radicalité dans leurs points de vue — même si ce n’est pas toujours évident pour le public.

J’ai fait une rencontre incroyable avec Krzysztof Warlikowski à Paris sur Hamlet. En tant que femme, indépendamment de ma vie d’artiste, cela a été bouleversant dans les discussions que nous avons eues ; et je me dis qu’il y a peu de métiers où l’on peut vivre un pareil enrichissement. C’est certainement cela que je recherche dans ma vie, au-delà de la musique. En réalité, j’ai énormément de chance, car j’ai globalement déjà réalisé tous mes rêves.

Iris Scialom et Antonin Bonnet, en arborescence 

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La violoniste Iris Scialom et le pianiste Antoine Bonnet font paraître un album (Scala Music) titré Arborescence et qui repose un parcours musical au fil de partitions de Fauré, Ravel et Enesco. Crescendo Magazine est heureux de s’entretenir avec ces deux jeunes musiciens de grands talents.   

Votre album propose des œuvres de Fauré, Ravel et Enesco et il porte le titre d'Arborescence. En quoi ce parcours musical est-il une “arborescence” ?

Nous voyons ce programme comme une arborescence au sens propre : un réseau vivant de racines et de ramifications. Fauré en serait le tronc, le point d’ancrage, et Ravel et Enesco, deux branches issues de cette même source, chacun développant son langage propre à partir d’un même enseignement. Ce lien de filiation, mais aussi de liberté, nous a beaucoup inspirés.

Pour ce premier album, le choix des œuvres est aussi difficile que déterminant, surtout au regard de l'immensité du répertoire. Comment avez-vous porté votre choix sur ces trois partitions françaises et non sur des œuvres allemandes, anglaises ou autres ?

Nous avions envie d’un programme qui raconte une histoire, à la fois humaine et musicale. La fin du XIXᵉ siècle français est une période fascinante : alors que l’opéra domine encore la scène, certains compositeurs — dont Fauré — cherchent à réinventer la musique de chambre. Il y a chez eux une volonté de se détacher du modèle germanique sans pour autant le rejeter, de trouver une voie singulière, plus libre, plus intimiste.

Les trois sonates que nous avons choisies s’inscrivent pleinement dans cette démarche. Elles sont toutes liées par le cadre de la classe de Fauré, mais elles diffèrent profondément par leur écriture et leur tempérament. C’était une manière pour nous de tisser un récit cohérent, où chaque œuvre éclaire les deux autres.

Camille Pépin lance la lumière dans les ténèbres de la nuit

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L’OPRL et le Grand Théâtre de Provence ont décidé d’unir leurs forces pour la création de la dernière œuvre de Camille Pépin, La nuit n’est jamais complète d’après un poème de Paul Eluard. Pour l’occasion, Renaud Capuçon, qui avait déjà créé son concerto pour violon, Le soleil a pris ton empreinte, dirigera l’orchestre liégeois dans un concert qui associe la suite d’Intermezzo de Richard Strauss, la Siegfried-Idylle de Wagner et le 4e concerto de Mozart qu’il dirigera du violon.

Camille Pépin a connu une carrière jalonnée de prix : Sacem et Ile de création en 2015, Prix de l’académie des Beaux-Arts en 2017, Victoire de la musique classique en 2020 et Grand Prix Sacem de la musique contemporaine en 2024.Aix-en-Provence l’a découvert lors du festival Nouveaux horizons 2023 où Guillaume Bellom et Renaud Capuçon ont créé Si je te quitte nous nous souviendrons, sa pièce pour violon et piano. Carrefour de l’impressionnisme et du répétitif américain, son œuvre s’inspire de la nature et de la peinture, ses compositions portant des titres poétiques, empruntés ou inventés. Elle écrit elle-même des notices très précises sur ses œuvres, véritables clés pour l’audition.

Une méditation sur la nuit et la lumière

Pour Camille Pépin, il existe une lumière au fond de la nuit : c’est ce message d’espoir qu’elle veut nous communiquer. La partition comporte deux parties, la traversée de moments sombres et la possibilité d’une main tendue. L’œuvre commence dans la rumeur des cordes où circulent de fugitives lueurs des vents et des percussions. Insensiblement, une motricité se met en place, discrète ou violente mais implacablement présente comme si une force secrète traversait l’œuvre. Une lutte s’installe entre la tempête du désespoir et l’espérance d’une main tendue. De grands climax, parfois tragiquement ténébreux s’imposent avant que le climat ne retombe dans une douceur où percent de fugitifs instants de lumière. De ce quasi silence nait au début de la seconde partie, un rêve doux et lumineux marqué par le retour des vents. Le vibraphone inexorable marque la pulsation Le motif obstiné de la tempête intérieure réapparait mais, après un dernier tutti, la matière s’apaise jusqu’au retour progressif de l’atmosphère douce et fragile du début. La texture brumeuse des cordes s’efface en une longue tenue énigmatique : la nuit n’est jamais vraiment complète et on peut croire en une lumière dans la nuit.

Comme tel, l’œuvre semble correspondre à un vécu précis. Dans une interview réalisée à Liège, au cœur des répétitions, Camille Pépin s’en explique tout en nous révélant les composants de son travail de composition.

Kevin Puts, compositeur majeur 

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Le compositeur américain Kevin Puts est assurément l’un des grands noms de la scène actuelle. Récipiendaire d'un prix Pulitzer, dès 2012, pour son opéra Silent Night, sa carrière artistique est jalonnée de succès comme son autre opéra The Hours que nous avions particulièrement apprécié. Kevin Puts est également un compositeur qui excelle dans les domaines lyriques et symphoniques. Alors que l’Orchestre symphonique de St.Louis, sous la direction experte de Stéphane Denève, fait paraître un album monographique (Delos), le compositeur répond aux questions de Crescendo-Magazine.    

Cet album présente diverses partitions symphoniques, et à la lecture du livret, on comprend que derrière ces partitions se cache une inspiration narrative, qu'il s'agisse d'événements terribles comme la fusillade qui a eu lieu dans une école à Uvalde en 2022 (Concerto pour orchestre) ou d'une inspiration lyrique avec Night Elegy, qui provient de votre opéra Silent Night. La narration est-elle un support essentiel à la musique ? Ne peut-il pas y avoir de musique abstraite ?

Non, je ne pense pas que ce soit nécessaire du tout. Il y a des cas où je veux faire allusion à l'inspiration pour quelque chose, mais ce n'est pas nécessaire. On m'a parfois poussé à trouver des titres pour aider à programmer plus souvent une œuvre.  Cependant, dans mes partitions très récentes (principalement des concertos), j'ai abandonné ces titres descriptifs, car je ne pense pas que le public en ait besoin. La musique suffit !

Cet album s'ouvre sur votre  Concerto pour orchestre. Lorsque nous lisons le titre « concerto pour orchestre ", nous pensons immédiatement aux célèbres concertos pour orchestre tels que ceux de Bartok, Lutoslawski et même Kodaly. De plus, contrairement à un opéra, une symphonie ou un concerto avec soliste, le concerto pour orchestre n'est pas si courant. Qu'est-ce qui vous a motivé à composer un concerto pour orchestre ? Est-il possible de s'affranchir des autres « modèles » de concertos pour orchestre ?

Stéphane Denève m'a demandé d'écrire quelque chose pour le merveilleux Orchestre symphonique de Saint-Louis, et j'avais en tête depuis quelques années l'idée d'un « concerto pour orchestre », une sorte de pièce de bravoure pour orchestre. J'adore d'ailleurs les morceaux que vous avez mentionnés. J'avais initialement prévu plusieurs mouvements supplémentaires, mais c'est finalement là où j'ai abouti. Comme vous pouvez l'entendre, je n'invente pas une nouvelle approche de l'harmonie, de la mélodie ou du contrepoint, et même mon orchestration s'appuie principalement sur des techniques « éprouvées », à quelques exceptions près. Mais l'histoire que je peux raconter, à travers la forme et la structure générale de l'œuvre, est un domaine dans lequel je pense pouvoir apporter quelque chose de nouveau au public, l'emmener dans un voyage surprenant et inattendu.

Sur cet album, il y a un court morceau intitulé Virelai, basé sur Guillaume de Machaut. Qu'est-ce qui vous attire dans la musique de ce compositeur ?

Il est difficile de déterminer précisément pourquoi une mélodie est si séduisante. Je suppose que s'il existait une formule, tout le monde écrirait des mélodies que l'on ne peut s'empêcher de chanter. Mais j'ai entendu celle-ci lorsque j'étais étudiant à Eastman dans les années 90 et je l'ai toujours aimée. Il y a quelques années, j'ai essayé de la développer à la manière du Bolero de Ravel, mais je n'ai pas eu la patience de laisser l'orchestration se développer progressivement à un rythme aussi lent ! Ou peut-être que la mélodie ne se prête pas à ce traitement. Et dans ce cas, on m'a demandé une courte ouverture de concert. Ce qui est si intéressant dans cette mélodie, c'est que Guillaume de Machaut (qui a vécu de 1300 à 1377) l'a écrite avant que le concept de mesure rythmique (comme 4/4 ou 6/8) tel que nous l'utilisons aujourd'hui dans la plupart des compositions musicales n'existe. La mélodie est donc composée d'une série de groupes de deux ou trois notes appelés « modes rythmiques » utilisés par les musiciens à l'époque médiévale. La mélodie comporte de merveilleuses syncopes, telles que nous les entendons aujourd'hui, et j'ai pris beaucoup de plaisir à trouver un cadre métrique et harmonique pour une mélodie qui n'en avait à l'origine !

Vous êtes originaire de Saint-Louis, et cet album a été enregistré avec l'Orchestre symphonique de Saint-Louis dirigé par Stéphane Denève. Pouvez-vous nous parler de cette collaboration ?

Je dirais que Stéphane Denève et moi sommes des âmes sœurs ! Nous aimons beaucoup les mêmes musiques et en parlons beaucoup... Et j'ai développé une relation vraiment merveilleuse avec l'orchestre au fil des ans, depuis qu'il a créé l'une de mes pièces, sous la direction de Leonard Slatkin, en 2004. Je suis né à Saint-Louis, j'y ai vécu jusqu'à l'âge de dix ans, et ma grand-mère me parlait souvent de l'orchestre et du Powell Hall, qui a été magnifiquement rénové et agrandi pour devenir un centre musical à la pointe de la technologie. C'est donc assez surréaliste de revenir à Saint-Louis en tant que compositeur professionnel, ce que je n'aurais certainement pas pu imaginer lorsque je jouais les bandes originales de John Williams sur le piano de ma grand-mère !

Cassandre Marfin, musiques en bleu 

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La  pianiste belge Cassandre Marfin avait été remarquée par un album consacré à des partitions d’Olivier Messiaen. Pour Cyprès, elle fait paraître un album dont le titre “jusqu’à la nuit, le bleu”, étonne et interpelle. La jeune musicienne y tisse des liens entre Alexander Scriabine, Olivier Messiaen et Amy Beach. C’est indéniablement un album réfléchi et de haute qualité, qui se distingue dans le flot incessant de parutions souvent trop insipides. Cassandre Marfin répond aux questions de Crescendo-Magazine   

Votre album porte le titre, “jusqu’à la nuit, le bleu”...Alors pourquoi ce thème du bleu et pourquoi le lier à la nuit, car cette couleur peut symboliser tant de choses…? 

La genèse du projet se puise tout d'abord dans la recherche des correspondances entre les sons et les couleurs. Venant d'un premier album autour d'Olivier Messiaen qui mettait en avant son travail autour des chants d'oiseaux et de sa foi religieuse, il me restait encore cet aspect coloré à explorer. Je désirais aussi étendre le répertoire avec Alexander Scriabine et Amy Beach, qui sont des compositeurs chez qui nous retrouvons ce travail. Les recherches étaient assez conséquentes, et il y avait beaucoup de choix quant au chemin à prendre. J'ai donc décidé d'éviter de trop me restreindre, et de travailler autour de 3 couleurs primaires : le bleu, le jaune et le rouge. 

Le choix de commencer par la couleur bleu a été assez évident, puisque c'est une couleur qui parle facilement. Elle représente la couleur favorite de notre société européenne, c'est une couleur neutre, qui se porte, qui se représente et qui s'utilise aisément. C'est donc une belle entrée en matière. 

Le bleu appelle immédiatement dans l'imaginaire à la mer et le ciel. Néanmoins, je trouvais la correspondance un peu facile, et cette symbolique ne correspondait pas à l'ambiance que je désirais y mettre avec ces compositeurs du XXème siècle. En étudiant l'évolution du bleu dans nos sociétés, j'ai aimé l'image du mystère, de l'indicible, très bien dépeint par la  sonate n°6 de Scriabine. Cette évocation m'apparaît plus magique, et séduisante, que ce soit dans la musique ou dans le choix des pièces. 

Ce disque s’articule autour de 2 compositeurs (Scriabine et Messiaen) et une compositrice Amy Beach, qui forment un grand écart géographique de la Russie, aux USA en passant par la France. Pourquoi ce choix de ces 3 artistes, si différents ? Qu'est-ce qui les rapproche selon vous ? 

Le point commun est d'abord la synesthésie dans son rapport son-couleur. Ce sont des compositeurs qui ont été influencés littéralement par cette faculté, et qui ont donc soigneusement choisi les tonalités de leur pièce, ainsi que les ambitus, les accords etc. Le second point commun est la recherche d'un nouveau langage, et le questionnement des codes de leur époque. Amy Beach s'est inspirée longtemps de la nature, mais aussi de mélodies traditionnelles (on le remarque plus dans son répertoire de musique de chambre) et folkloriques. Scriabine qui explose la notion de tonalité, Messiaen qui construit ses œuvres sur bases de ses modes... Il y a là une réelle proposition qui me semble très riche à explorer et à présenter. 

Entretien avec Elisabeth Leonskaja

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La pianiste Elisabeth Leonskaja va célébrer, ses 80 ans, en novembre prochain. La légendaire pianiste sera en concerts à travers l’Europe pour des récitals et de la musique de chambre. Dans le même temps, elle met une touche finale à des enregistrements très attendus qui vont compléter sa très vaste discographie, l’une des plus considérables de notre temps, en termes de qualité. Crescendo Magazine est particulièrement heureux de s’entretenir avec l’une des musiciennes préférées des mélomanes. 

Vous avez partagé la scène avec le jeune pianiste Mihály Berecz lors d'un concert au festival Piano aux Jacobins. Que pensez-vous de la nouvelle génération de pianistes ? Est-il important de les soutenir de cette manière, en partageant la scène avec eux ?

L'amitié musicale entre les générations est indispensable et fait partie intégrante de la vie de presque tous les artistes. Il en a été de même dans ma vie - un véritable miracle - avec Sviatoslav Richter. C'est un sentiment merveilleux et bienfaisant de confiance, de respect, de convivialité et de musique, enrichissant pour les deux côtés. 

Vous avez enregistré les trois dernières sonates de Beethoven en concert à Cologne. L'expérience du concert est-elle essentielle pour enregistrer ces immenses chefs-d'œuvre ?

Le concert à Cologne a eu lieu et j'espère que le disque sortira bientôt. Quand on a un enregistrement en studio, on essaie d'imaginer l'atmosphère du concert. Dans un concert, où l'on est entouré par le public, la perfection de l'enregistrement est à nouveau importante. Les deux situations sont intéressantes et passionnantes. 

Dans vos programmes de récital, vous mettez très souvent Schubert à l'honneur. Schubert est-il une référence incontournable à laquelle vous devez revenir régulièrement ?

Les textes des grands compositeurs exigent une grande attention et une grande profondeur. Je suis toujours étonnée de découvrir autant de nouvelles choses à chaque fois que je revisite le même morceau.

Mozart, Beethoven, Schubert et Schumann me semblent être des compositeurs auxquels vous accordez une grande importance dans vos programmes, peut-être plus qu'à Chopin ou Tchaïkovski, dont vous êtes pourtant un grand interprète. Est-ce que je me trompe ? 

Quelle chance ! Je me demande combien de vies les pianistes doivent vivre pour maîtriser tout le répertoire. J'ai beaucoup joué Chopin et je reviens toujours à ce poète unique du piano. Tchaïkovski n'a écrit qu'une seule sonate, que je joue sans cesse. Schubert, lui, en a écrit 20 ! C'est pourquoi on a l'impression que je laisse Chopin et Tchaïkovski « entre eux ».

Charly Mandon, talents multiples 

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Le jeune compositeur Charly Mandon est l’un des talents majeurs de sa génération. Sa Danse de prométhée sera prochainement au programme d’une série de concerts de l’Orchestre philharmonique de Nice sous la baguette de Lionel Bringuier, artiste associé de la phalange azuréenne. Mais Charly Mandon est un artiste avec de nombreuses cordes à son arc, également passionné par la vidéo et le numérique. Crescendo Magazine s’entretient avec ce jeune homme bien dans son temps. 

L'Orchestre Philharmonique de Nice, sous la direction de Lionel Bringuier, va prochainement interpréter votre Danse de Prométhée. Pouvez-vous nous parler de cette œuvre ? 

La Danse de Prométhée est ma première partition symphonique. Avant elle je n’avais fait qu’orchestrer des extraits d’œuvres du répertoire en classe d’orchestration, « dans le style de ». Pour la première fois j’ai eu l’opportunité de conjuguer orchestration et création, et ça a été quelque chose de profondément libérateur et jouissif. J’ai depuis une appétence constante pour l’écriture symphonique et chaque commande d’orchestre m’enthousiasme énormément.

Bien que la Danse de Prométhée ait été écrite il y a bientôt 10 ans, c’est ma seule partition symphonique qui n’avait pas été donnée par un orchestre professionnel, je suis donc très heureux que Lionel Bringuier et l’Orchestre philharmonique de Nice s’en emparent pour ces quatre concerts début novembre.

Au même programme, il y aura des œuvres de Tchaïkovski dont Francesca da Rimini d'après Dante. La musique de Tchaïkovski est éminemment narrative, est-ce qu'elle est pour vous un modèle  ? 

Tout dépend des œuvres. Je n’ai pas un modèle en particulier parmi les grands compositeurs mais un ensemble de grandes œuvres de divers compositeurs qui me guident. Francesca da Rimini et le Concerto pour violon en font partie, pour ce qui est de Tchaïkovski. Je suis toujours scotché par sa capacité à aller au paroxysme de l’expression, à dépasser notre attente pour frapper encore plus fort que ce que l’on imaginait, en déployant des moyens simples mais d’une exceptionnelle efficacité. Et il y a son génie mélodique, une capacité à inventer des « tubes » qui est phénoménale. Ça c’est vraiment un des sujets centraux pour moi, trouver les mélodies les plus « tubesques » possible. Mais ça dépend tellement de l’inspiration d’un instant et tellement peu du savoir-faire…

Pour répondre sur l’autre aspect de votre question, la dimension narrative de la musique n’est pas ce qui m’intéresse le plus, au sens programmatique du moins. J’aime la structuration purement musicale et les conceptions architecturales ; c’est d’ailleurs sans doute pour cette raison que la composition de musique de film ne m’a jamais trop attiré jusqu’à maintenant.

Sur votre site, dans votre biographie, vous vous présentez comme “postmoderne de facto” ; si on comprend bien le terme de “postmoderne”, pourquoi “de facto” ? 

La postmodernité définit dans son acception courante une forme de réintroduction distancée des langages (voire même de fragments d’œuvres) du passé, pensée comme un « après » aux avant-gardes de la deuxième moitié du XXème siècle, qui restent elles plus ou moins labellisées « modernes » de nos jours, dans un sens où la modernité deviendrait le nom propre de cette période de rupture dans l’histoire de la musique. 

Dans notre présent où la modernité s’appelle postmodernité, je me dis donc postmoderne « de facto » car la distance volontaire est très rare chez moi, je ne crois pas à une dialectique consciente entre signe et référent. Je ne crois qu’en la recherche de la sincérité la plus absolue dans l’expression, en maximisant les moyens techniques et structurels pour y parvenir. Ce qui fait que ma musique n’est pas une musique du passé mais une musique du XXIème siècle ne m’appartient pas, ça résulte du fait que je suis vivant et en activité. Le simple fait qu’en 2025 un compositeur puisse utiliser le langage tonal après Boulez, Stockhausen ou Xenakis EST postmoderne.

L’acte contemporain est là : ce que la civilisation actuelle, avec son urbanisme, son architecture, ses modes de communication, ses technologies, sa science, apporte dans la synthèse alchimique entre un langage séculier et le temps présent, ce n’est selon moi pas aux créateurs d’en débattre. J’avais été interpellé par ces mots de la musicologue Marianne Pernoo à mon sujet : « Cette musique me renvoie aux architectures cinétiques qui sont aujourd’hui le propre des grands architectes des villes nouvelles. C’est une musique qui colle parfaitement avec le mouvement urbain, on est toujours en train de courir dans un paysage extrêmement architecturé, très carré, fait de matériaux à la fois brillants, scintillants, superposés… on monte, on descend… c’est ça que j’ai vu, c’est ce labyrinthe affairé, très moderne. »

Nicolas Stavy, éloge de la curiosité 

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Le pianiste Nicolas Stavy amorce une intégrale de la musique pour piano du compositeur Alfred Schnittke (Bis). Cette nouvelle partition prend place dans une discographie qui s’ouvre aux raretés et qui font de Nicolas Stavy l’un des pianistes les plus intéressants du moment. Dans cet entretien, on parle de Schnittke, de Chostakovitch mais aussi de sa vision du répértoire. 

Vous faîtes paraître, chez Bis, le premier volume d’une intégrale de la musique pour piano du germano-russe ’Alfred Schnittke, voilà qui n’est pas commun. Qu’est-ce qui vous a motivé à entamer cette aventure ? Comment avez-vous découvert cette musique de Schnittke ? 

J’ai découvert la musique de Schnittke il y a bien longtemps, essentiellement à travers son œuvre orchestrale, vocale et chambriste. Le répertoire piano solo est de façon surprenante bien plus confidentiel. Je ne l’ai découvert qu’assez récemment ! Il est pourtant d’une gigantesque valeur artistique, émotionnelle et expressive. 

 Les pièces présentées sur cet album ont été composées tout au long de la carrière créatrice d’Alfred Schnittke. Comment son style évolue-t-il au fil des partitions ? 

Plus encore qu’une évolution, on peut presque parler de révolution ! En effet, contrairement à bien des compositeurs qui évoluent et construisent dans une certaine continuité, Schnittke se transforme et se réinvente. Au contraire, Chostakovitch par exemple, est immédiatement reconnaissable dès ses jeunes années jusqu’à ses dernières œuvres. Lorsqu’on écoute par exemple le “Prélude en mi mineur” de Schnittke, extrait des 5 préludes et fugue, l’auditeur est plongé dans un univers post romantique, parfaitement tonal et donc bien éloigné du langage qui lui est propre si souvent.  Il me semble y avoir chez ce compositeur 3 grandes époques et 3 grandes « manières ».

Les œuvres de jeunesse dont l’écriture est post romantique empreinte de Scriabine, Rachmaninov…Vient ensuite la période typique « polystyliste », où l’on peut trouver différents langages au sein d’une même œuvre. Schnittke utilise beaucoup la polyphonie, une écriture assez chargée, dense, admirablement écrite pour le piano. Vers la fin, dans le cycle Aphorismes que je trouve particulièrement émouvant mais aussi déroutant par sa singularité, le langage devient presque abstrait, avec des « tâches sonores » tels des glas lourds, pesants, oppressants. Une œuvre sombre aux silences bouleversants.

Le Pedigree d’Alfred Schnittke était multiculturel : né en russie dans une famille dont le père était d’origine lettone et la mère issue d’une communauté russe allemande. Est-ce que l’on peut qualifier sa musique de “russe” ou "d'indépendante" à l'image de ces symphonies qui sont assez uniques ?   

Schnittke se définissait lui-même comme « un compositeur russe sans une goutte de sang russe ». Ce mélange culturel a sans doute contribué à la richesse de son univers créatif. De façon évidente, son langage artistique est russe de par ses contrastes, allant de la déploration la plus éthérée à la fougue qui tend parfois vers le hurlement. Pour autant, sa culture germanique est très présente surtout dans les grandes formes, particulièrement ses sonates dans lesquelles la structure très construite, quasi architecturale, est dans une continuité presque Beethovénienne

Dans votre discographie, vous avez récemment enregistré une transcription méconnue de la Symphonie n°14  pour piano et percussions de Chostakovitch. Comment avez-vous découvert cette version dont votre enregistrement (Bis)  est le premier disque ? 

Cette découverte est le fruit de près de 10 ans de recherches et de passion pour ce compositeur et sa musique… Il y a une quinzaine d’années, j’ai eu la chance de rencontrer, en Allemagne, Irina Antonovna Chostakovitch, sa dernière épouse. Nous avons très vite eu une magnifique relation de confiance et d’échanges particulièrement riches et émouvants. Elle m’avait confié la création mondiale d’une version pour 4 mains de la Symphonie n°10 de Mahler. Hélas, il n’y a que 8 petites minutes de musique mais quel bouleversement de jouer en première mondiale une partition de Chostakovitch ! Plus tard, elle me confiait que j’aurai un jour ou l’autre d'autres primeurs mais également de courte durée…Cela me passionnait mais ne rassasiait pas ma soif de découverte de ce compositeur qui me fascine depuis l’enfance. Je ne trouvais pas, dans l’œuvre pour piano, la puissance expressive des symphonies, des quatuors … 

Marcel Tadokoro, à la découverte d’Adolf von Henselt

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Le pianiste franco-japonais Marcel Tadokoro, lauréat de nombreux concours internationaux dont le prix spécial du Président du Jury au Van Cliburn 2022, fait paraître chez Naxos un premier album consacré aux Études pour piano du très méconnu Adolf von Henselt. Un tel choix, qui sort des sentiers battus, a titillé notre curiosité au point de nous entretenir avec l’artiste pour aller plus loins dans la découverte de ces partitions 

Pour votre premier album pour Naxos vous avez choisi les études de Adolf von Henselt. Ce n'est pas un choix coutumier ! Qu'est-ce qui vous a orienté vers ce compositeur ? Comment l'avez vous découvert ?

J’ai découvert Henselt grâce à un enregistrement de Sergei Rachmaninov, qui était un élève de Nikolai Zverev, lui-même disciple de Henselt. Celui-ci était l’un des pianistes que Rachmaninov admirait le plus.

Son enregistrement m’a si profondément touché que j’ai cherché ses partitions sitôt après cette rencontre.

Des études, il y en a de très très nombreuses dans le répertoire pianistique ! Quelles sont les caractéristiques des Études d'Adolf von Henselt ?

Je trouve que les caractéristiques des Études de Henselt résident dans le mélange entre un aspect poétique (comme le suggèrent les titres de chaque pièce, notamment dans l’opus 2) et une richesse harmonique marquée par l’usage abondant d’intervalles très larges, ce qui crée une atmosphère unique.

Autre trait marquant, les passages répétés ne sont presque jamais identiques : à chaque reprise, l’écriture est variée. Cela contraste avec l’approche de Chopin, qui laisse davantage de liberté à l’interprétation de l’exécutant. Chez Henselt, au contraire, tout est soigneusement noté, de sorte que nous avons un aperçu précieux des pratiques interprétatives de l’époque.

Est-ce que vous pensez que ces pièces pourraient s'imposer, un jour, comme des classiques du répertoire ?

Oui, absolument. Compositeur et pianiste virtuose allemand installé en Russie, Henselt a joué un rôle fondamental dans la formation pianistique russe, notamment à travers son activité pédagogique. À ce titre, il me semble être une figure incontournable pour quiconque souhaite approfondir la compréhension de la musique russe.

Par ailleurs, certaines de ses études présentent des éléments de musique à programme, ce qui les rend d’autant plus captivantes. Henselt mérite assurément une place bien plus importante dans le répertoire pianistique.