Cellular Songs de Meredith Monk : un corps complexe en mouvement

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Captivée par le livre-somme de Siddhartha Mukherjee (L'Empereur de toutes les maladies : Une biographie du cancer), Meredith Monk met en relation Trio No. 1, sur lequel elle travaille à l’époque de sa lecture, et ce qu’elle apprend à propos de la biologie de la cellule, cette unité de base de la vie, son intelligence, sa capacité de coopération indispensable à un fonctionnement coordonné d’une ample complexité : comme la cellule humaine, chaque morceau est au service d’un tout et les voix s’entremêlent, se répondent, se complètent pour une musicalité qui les dépassent – qui chante quoi exactement, on a beau s’accrocher à un point de repère, on finit toujours par le perdre et se fondre dans l’ensemble.

Après la rétrospective de ses 50 ans de carrière (des performances-marathons avec Lukas Ligeti, John Zorn ou DJ Spooky au Carnegie’s Zankel Hall en 2015), Monk veut revenir sur scène (depuis toujours, elle interprète sa propre musique) avec plus de légèreté et du matériau neuf. Le cycle Cellular Songs, mis en forme pour le Vocal Ensemble, exclusivement féminin, s’impose comme un prototype pour une société qui ne reposerait plus sur la cupidité, la concurrence, la cruauté, mais sur la coopération, ingrédient principal de l’action des trente mille milliards de cellules de notre corps pour créer la vie : l’étroit entrelac de voix naît des manches qu’on retrousse, de la confiance qu’on se fait, d’une méditation en mouvement qui se joue des pensées parasites.

Pionnière des techniques vocales étendues depuis les années 1960, Meredith Monk n’écrit pas à proprement parler sa musique, dont elle note les idées sur son magnétophone analogique 4 pistes (parfois sur un mini-enregistreur digital Sony, au maniement plus intuitif et rapide que l’ordinateur) : elle utilise la voix sous toutes ses formes (chant bien sûr, mais aussi cris, chuintements, éructations, plaintes, grognements…) et se sert d’éléments répétés, pour la propulser plus que pour la structurer – ses œuvres la rapprochent de la tradition des compositeurs américains francs-tireurs (les « American mavericks ») comme Henry Cowell, plus que du courant minimaliste (au sein duquel sa recherche de dépouillement sophistiqué la lierait plutôt à La Monte Young).

C’est parce qu’elle fait plus confiance à la communication non verbale, ouverte et universelle, que les mots sont rares dans ses pièces, réduits à des listes, répétées avec de courtes variations comme dans I’m a Happy Woman (pièce inspirée de la photo Migrant Mother, symbole de la Grande Dépression américaine, prise en 1936 par Dorothea Lange pour la Farm Security Administration), une histoire de sonorités bien plus qu’une narration.

Outre la voix, ses spectacles mélangent les disciplines et brouillent les frontières entre musique, théâtre, opéra, performance ou danse : ce soir, les cinq vocalistes, vêtues de blanc à l’exception des bottillons, exécutent de petites chorégraphies à la symétrie sobrement chamboulée, éclairées avec parcimonie, réintégrant leur tabouret carré en bord de scène lorsque leurs cordes vocales ne sont pas sollicitées – les éléments visuels, humbles et transparents, concourent à concentrer l’attention sur la musique, à l’intrication complexe, et l’humour burlesque est à peine dessiné par les robes sur pantalons bouffants et les couettes démesurées de Monk (aussi longues qu’elle est courte).

Le violon d’Allison Sniffin intervient ponctuellement pour lancer un morceau, ou le piano (outre Sniffin – la seule dont le pantalon est droit et laisse voir les chevilles –, Monk, positionnée latéralement, en pince les cordes), mais le corps est, de loin, l’instrument principal du concert : autour et en lui se construit un souffle, un rythme, une musicalité instinctive, organique – et profondément singulière. Peut-être est-ce ce caractère inclassable qui amène quelques personnes à quitter le Grand Auditorium (la Philharmonie Luxembourg range la performance sous l’intitulé On The Border) – dont je découvre, avec un pincement au cœur, trop de fauteuils vides. Mais le public présent stimule avec engouement chacune des trois parties du spectacle, entre lesquelles Monk s’adresse à lui (parfois en français, souvent en anglais) pour lui en révéler l’histoire, décelant dans l’original mélange naturel des voix qui force l’admiration de chanteuses comme Björk (elle découvre Dolmen Music à 14 ans et en boit chaque note), Camille ou Maude Trutet (toutes atypiques, évoluant dans les différents domaines du chant), ce qui, très tôt dans son parcours, conduit critiques (The Village Voice) et organisateurs de concerts (The Kitchen) new yorkais à reconnaître en elle un pilier de l’avant-garde américaine.

Dans un cycle qui explore notre relation à l’univers, avant Indra’s Net (en construction) et après On Behalf of Nature (2013), qui s’intéresse au rythme et à la beauté de la nature et incite, peut-être, à se mettre en action face au changement climatique, Cellular Songs affirme la primauté de la vie elle-même, ce miracle oublié dans un monde où le téléphone portable dévore l’émerveillement et remplace l’imagination.

Et c’est vrai que le moment dégage une magie, celle de la musique produite par cinq corps si différents, entités blanches en mouvements lents sur la grande scène, imaginée par une compositrice de bientôt 80 ans, alerte et heureuse de partager ce dernier concert d’une tournée entamée quatre ans plus tôt et consacrée à la cellule, principe organisationnel commun, moteur silencieux de la vie et de la musique, entité minimale dont Philip Glass, en quelques notes ascendantes, tire, avec Einstein on the Beach, un opéra de 4h30.

Philharmonie Luxembourg, Grand Auditorium, le 24 avril 2022

Bernard Vincken

Crédits photographiques : Meredith Monk © Christine Alicino 

 

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