Cendrillon de Massenet en DVD : Fiona Shaw met en scène la question de l’identité
Jules MASSENET (1842-1912) : Cendrillon, conte de fée en quatre actes. Danielle de Niese (Cendrillon) ; Kate Lindsey (Le Prince charmant) ; Lionel Lhote (Pandolphe) ; Nina Minasyan (La Fée) ; Agnes Zwierko (Madame de la Haltière) ; Eduarda Melo (Noémie) ; Julie Pasturaud (Dorothée) ; The Glyndebourne Chorus ; Orchestre Philharmonique de Londres, direction John Wilson. 2019. Notice et synopsis en anglais. Sous-titres en anglais, français, allemand, japonais et coréen. 148.00. DVD ou Blu Ray Opus Arte 0A1303D.
Le conte de fée de Charles Perrault a fait l’objet d’une dizaine d’opéras dont les plus célèbres sont ceux de Rossini et de Massenet, même si, pour ce dernier, sa Cendrillon est un peu passée au second plan, Manon, Werther ou même Thaïs gardant longtemps la première place. Un enregistrement de 1978 chez EMI avec Frederica von Stade, Nicolaï Gedda et Jules Bastin et l’Orchestre Philharmonia sous la direction de Julius Rudel a relancé l’intérêt, qui ne s’est plus démenti depuis lors. Après la création parisienne du 24 mai 1899 à l’Opéra-Comique, le critique souvent sévère qu’était Camille Bellaigue écrivait dans La Revue des Deux Mondes du 1er juillet que, dans Cendrillon, la musique y coule de source, et d’une source qui, depuis longtemps, depuis Manon et Werther, ne jaillissait plus aussi copieuse… Voici que de nouveau, dans une partition de M. Massenet, la musique, et toute la musique abonde : mélodies, rythmes, harmonies, timbres, en un mot tous les éléments ou toutes les formes sonores sont doués, en ce premier acte, de charme, de vie et de beauté… Esprit ou gaieté, sentiment, féerie, l’équilibre est parfait entre ces trois éléments ou ces trois notes fondamentales du sujet. (André Coquis, Jules Massenet, Paris, Seghers, 1965, p. 134). Camille Bellaigue n’est pas moins élogieux pour l’aspect sensible du spectacle, sur lequel Massenet avait travaillé pendant quatre ans, bénéficiant d’un excellent livret à l’humour distingué de Henri Cain (1857-1937), collaborateur régulier du compositeur (Sapho, La Navarraise, Chérubin, Don Quichotte…).
Si nous reprenons cet extrait de la presse du temps, c’est parce qu’il contient les trois mots-clefs qui devraient guider tout metteur en scène désireux de mettre ce récit délicieux au goût du jour : « esprit, sentiment, féerie ». C’est ce qu’avait fait Laurent Pelly en juillet 2011 à Covent Garden, avec une lumineuse Joyce DiDonato dans le rôle-titre (DVD Virgin, 2012) ; il s’agissait d’une coproduction avec le Liceu de Barcelone et la Monnaie, spectacle à l’affiche en décembre de la même année sur la scène bruxelloise avec cette fois Anne-Catherine Gillet en radieuse Cendrillon (Lionel Lhote y était déjà Pandolphe). Laurent Pelly jouait la carte de la fantaisie débridée et du divertissement, dans un contexte permanent de tourbillon virevoltant que la direction d’Alain Altinoglu, qui faisait ses débuts à la Monnaie, servait avec un subtil dosage des énergies et des couleurs.
Le DVD Opus Arte qui nous occupe aujourd’hui propose une vision très différente. Le point de vue adopté par la metteuse en scène Fiona Shaw, excellente actrice de théâtre par ailleurs, plonge le spectateur dans un univers dans lequel est présent, dès l’entrée, un papillon, sorte de symbole de l’héroïne, comme si celle-ci était destinée à se transformer peu à peu, passant de l’état de chrysalide à celui de merveille et de grâce. Ce papillon sera de la fête lorsque se dessinera l’épilogue heureux. Cette tendance poétique, qui aurait été la bienvenue si elle avait été dominante, est contrecarrée par un aspect que l’on qualifiera de freudien, dans la mesure où il projette le spectateur dans le rêve de Cendrillon. Cette option trouve une explication dans la notice de présentation, sous la forme d’un entretien en anglais non traduit ; Fiona Shaw précise que la force du thème de Cendrillon réside dans sa rencontre avec les préoccupations d’aujourd’hui, la quête de l’identité jusqu’à la question sur le genre qui nous est donné à la naissance. Ce propos, qui n’est pas négligeable et mériterait une réflexion philosophique et existentielle, comporte cependant un piège dans lequel Fiona Shaw semble être tombée : l’absence de magie. On en prendra pour seul exemple la scène de la mise en présence du Prince avec Cendrillon. Celle-ci n’a pas un air réel : si elle bien là, elle ne semble pas concrète. Les deux personnages vont être éloignés l’un de l’autre par des effets de miroirs et de dédoublement, et par des imitations de gestes, certes bien réglés, mais dont on ne saisit ni la portée ni la signification. Le Prince, à la nette ambiguïté sexuelle, a les caractéristiques d’une vedette rock, micro imaginaire en main. L’idée de l’identité (résolue ?) semble renforcée par le fait que le Prince va prendre, au moment du happy end, les traits et le costume d’une servante que Cendrillon finira par embrasser. Nous avouons avoir perdu le fil, tentant de nous raccrocher plutôt à l’histoire bien connue du conte de fée et à son évolution. Le souci, c’est que l’atmosphère qui devrait être celle de la découverte de l’amour et de l’accès au bonheur se transforme en climat d’où ont disparu les mots-clefs « esprit, sentiment et féerie », remplacés par une dimension psychanalytique qui nous égare. Nous n’avons pas la prétention de vouloir tout comprendre de ce qui se cache derrière les idées de Fiona Shaw. La metteuse en scène a peut-être voulu appuyer les effets de scène, mais ceux-ci nous échappent, d’autant que certains moments se déroulent dans une pénombre dérangeante qui ne passe pas bien à l’écran, dans un décor parfois blafard et peu enchanteur, aux éclairages délavés.
Concentrons-nous donc sur l’aspect musical et vocal de cette Cendrillon. Sans oublier de saluer au passage les costumes de Nicky Gillibrand qui, s’ils accentuent la modestie de l’héroïne avant d’utiliser le physique avantageux de Danielle de Niese, ridiculisent jusqu’au grotesque la marâtre et ses filles mais magnifient la Fée, éblouissante dans des couleurs qui renforcent son intervention bienveillante. Modestie de l’héroïne, avons-nous dit. Elle est cependant relative, car si la tradition présente Cendrillon plutôt prudente et délicate, elle est ici entreprenante et même malicieuse. Ce qui convient très bien à la soprano, à son charme et à sa voix enveloppante qui sait varier les nuances et les couleurs, même si l’un ou l’autre aigu jongle un peu avec la justesse. Elle assume son omniprésence séductrice. Le Prince est incarné par Kate Lindsey, qui penche plus vers l’androgynie que vers le travesti, apportant peut-être à Fiona Shaw une réponse à la question de l’identité, dont nous n’avons pas trouvé la clef. La voix ne nous convainc qu’à moitié, les aigus sont tout aussi ambivalents que le personnage. Mais les talents de comédienne sont là.
Le trio Madame de la Haltière et ses filles Noémie et Dorothée est caricatural à souhait. La marâtre, c’est la mezzosoprano polonaise Agnes Zwierko dont l’abattage et le caractère sournois compensent une prestation ample mais au vibrato appuyé. Eduarda Melo et Julie Pasturaud sont de savoureuses « sales gamines », bien à leur place et en voix juvéniles. La Fée, c’est la soprano arménienne Nina Minasyan aux traits gracieux et à l’élégance innée ; elle nous fascine par sa présence rayonnante, même si l’un ou l’autre aigu révèle un peu de dureté. Mais on est conquis. Le personnage le plus touchant, c’est Lionel Lhote en empathique Pandolphe. Physique débonnaire à l’appui, dépassé par cette nouvelle épouse et sa progéniture déplaisante, mais capable de rébellion, il partage avec Cendrillon les peines et les joies. La voix est assurée, l’émotion est palpable, la diction est sidérante de clarté. Ce n’est pas le cas de tous les protagonistes alors que le texte et le mot sont ici des éléments fondamentaux, mais les sous-titres compensent. On n’oubliera pas non plus d’apprécier à leur juste valeur les seconds rôles, les mouvements de foule, les passages chorégraphiés et les chœurs de Glyndebourne, bien en forme. John Wilson emmène tout ce beau monde et le Philharmonique de Londres avec un geste des plus animés ; il a de la partition une conception enlevée et donne aux pages de Massenet leur dimension gracieuse, éloquente et vivante.
On l’aura compris : cette production, nourrie de bonnes intentions mais peut-être tirée par les cheveux, séduit d’abord par le plateau vocal dont on oublie l’une ou l’autre limite, et par une prestation orchestrale aguichante. Quant à la mise en scène, nous laissons le soin au spectateur d’assimiler les intentions que nous n’avons pu démêler. Pour retrouver la magie que le sujet appelle, on ira prioritairement vers le DVD Virgin avec la lumineuse Joyce DiDonato.
Note globale : 8
Jean Lacroix