Chacun a son secret : « Innocence » de Kaija Saariaho à Dresde
Au Semperoper de Dresde, j’étais plus que curieux de découvrir si et comment une autre mise en scène pouvait rendre compte de cet opéra fascinant qu’est « Innocence » de la compositrice finlandaise Kaija Saariaho, qui avait tant bouleversé le Festival d’Aix-en-Provence en juillet 2021. Tous en étaient ressortis avec une impression d’accomplissement définitif.
Le livret de Sofi Oksanen et d’Aleksi Barrière nous invite à un mariage. Un mariage qui très vite va laisser sous-entendre et finir par révéler le terrible passé qu’il espère conjurer. Le marié est en effet le frère d’un jeune homme qui, dix ans plus tôt, a massacré ses camarades de classe d’une école internationale. Deux récits se conjuguent, celui du mariage vite perturbé, celui du massacre revisité, des récits inextricablement imbriqués. La mère d’une jeune morte s’est fait engager comme serveuse au mariage ; les fantômes des victimes, dont celui de sa fille, resurgissent ; le réel rejaillit du passé, un réel qui n’a jamais été vraiment explicité ni assumé. Un réel qui va nous apparaître dans toute sa complexité et poser la question de « l’innocence ».
Ce livret est magnifiquement structuré dans cette conjugaison d’un passé obsédant et d’un présent qui s’espère rédempteur. Il crée un climat oppressant en nous confrontant aux traumatismes sans fin des survivants, aux velléités d’oubli de la famille du meurtrier, à la douleur sans appel d’une maman, au dévoilement progressif de ce qui s’est vraiment passé. Ce qu’il met en évidence, c’est combien une réalité n’est presque jamais réductible à un schéma réconfortant ; un coupable et des victimes. Non, la vérité est au-delà des apparences simplificatrices ; une vérité qui nous engage tous, qui nous implique. Un petit geste, une petite réaction, ce que l’on croit être une plaisanterie, peuvent, combinés avec d’autres, devenir rouages d’un engrenage fatal.
Mais ce livret n’acquiert toute sa force que dans la musique qui nous le donne à découvrir : la partition de Kaija Saariaho. Une partition fascinante dans ses contrastes, dans ses insistances maîtrisées, dans ses graves martelés, dans les éclats des bois, des cuivres et des percussions, dans ses envols, dans les interventions d’un chœur en coulisse. Une partition qui dit à sa façon ce que le texte laisse entendre et finit par dire.
Ajoutons que cette œuvre mêle chant et textes. Des textes en plusieurs langues, celles des étudiants inscrits alors dans cette école internationale.
A Aix-en-Provence, « Innocence » s’imposait dans une mise en scène de Simon Stone qui privilégiait le réalisme des lieux et de la représentation, de façon plutôt cinématographique. J’étais donc impatient de revoir cette production, « ni tout à fait la même ni tout à fait un autre », au Semperoper de Dresde.
La partition – mise en valeur par l’Orchestre et les Chœurs de l’Opéra sous la direction de Maxime Pascal – et le livret sont toujours aussi fascinants, aussi interpellants. L’interprétation vocale et dramatique est tout aussi exacte au rendez-vous.
Quant à la mise en scène de Lorenzo Fiorini, elle nous installe dans un univers onirique, cauchemardesque en fait, avec un espace de mort aux apparences hivernales et celui d’une noce dans un univers bourgeois typisé du milieu du XIXe siècle. Une déréalisation qui correspond sans doute à une volonté de nous indiquer que tous ces gens-là, les morts comme les vivants, sont encore enfermés dans un espace intermédiaire, dans les limbes en quelque sorte, obsédés-prisonniers du passé, incapables d’atteindre et d’exprimer ces vérités qui leur permettraient enfin de se libérer de ce passé. Une libération qui va se jouer devant nous.
On ne sort pas intact de cette (re)découverte, où l’on vit de nouveau ce paradoxe perpétué de pareille création artistique : notre bonheur d’une tragédie, d’une mise en cause de notre (in)humanité !
A Dresde, l’incroyable force expressive d’« Innocence » a bouleversé son public à un point tel qu’à la fin de la représentation, il est resté quelques instants silencieux avant d’exprimer tout son enthousiasme.
Dresde, Semperoper, 19 mars 2025
Crédits photographiques : Sebastian Hoppe
Stéphane Gilbart