Découverte de pages concertantes de Fernande Decruck, volume 2
Fernande Decruck (1896-1954) : Concerto pour violoncelle et orchestre ; Les Trianons, suite pour clavecin et orchestre ; Sonate en ut dièse pour saxophone (ou alto) et orchestre ; Les clochers de Vienne : Suite de Valses. Jeremy Crosmer, violoncelle ; Mahan Esfahani, clavecin ; Mitsuru Kubo, alto ; Jackson Symphony Orchestra, direction Matthew Aubin. 2023. Notice en anglais. 64’ 46’’. Claves Records 50-3108.
Méconnue, mais pas oubliée, Fernande Decruck ! Cette compositrice française est bien connue des pratiquants du saxophone, pour lequel elle a écrit un grand nombre de partitions, une série d’entre elles ayant été enregistrées par plusieurs maisons de disques. Mais son catalogue va au-delà de l’instrument inventé par Adolphe Sax : pages symphoniques et concertantes, musique de chambre ou vocale, pièces pour piano et orgue, musiques de films au temps du cinéma muet. Pour mieux faire connaître cette créatrice qui apprit le piano à Toulouse avant d’accéder au CNSM de Paris, enseigna l’orgue après avoir été formée par Eugène Gigout et Marcel Dupré, et suivit son mari, le saxophoniste Maurice Decruck (1892-1966) aux USA où ce dernier joua sous la direction de Toscanini, le label suisse Claves propose un deuxième album de ses œuvres, après celui que nous avons commenté le 22 juin 2022, déjà consacré à de la musique concertante. Une équipe de musiciens américains est en charge de ce projet enregistré dans le Michigan en juin 2023. Le Jackson Symphony Orchestra et son chef Matthew Aubin sont de nouveau de la partie.
Lorsqu’elle rentre en France en 1940, la compositrice est séparée, puis va divorcer de son mari. Elle devient organiste à Fontainebleau ; certaines de ses créations sont jouées en concerts par Paul Paray ou Jean Fournet. En 1943, sa Suite en ut dièse pour saxophone (ou alto) avec orchestre est dédiée à Marcel Mule (1901-2001), virtuose du saxophone, qui gravera sur 78 Tours le troisième mouvement, Fileuse. Cette partition en quatre mouvements, sa plus connue, est destinée au saxophone ou à l’alto, avec piano, puis arrangée avec orchestre. L’album de 2022 proposait la version pour saxophone ; on trouve cette fois la version pour alto, jouée avec émotion par Mitsuru Kubo, native de Seattle, qui officie au cœur de cette page au climat impressionniste et aux accents mystérieux et pastoraux, avec des références à un mélancolique Noël traditionnel français, et un final qui combine marche funèbre et élan héroïque.
Deux partitions de la décennie 1930 sont au programme. Le sémillant Concerto pour violoncelle (1932) en trois mouvements a été achevé à New York. L’inspiration mélancolique de l’Andantino initial n’empêche pas une cadence virtuose ; l’Adagietto offre un bel échange mélodique entre l’instrument et l’orchestre. Le final est un Allegro energico servi par des timbales impressionnantes et, comme l’indique la notice, représente une fusion entre l’univers des sons du cinéma américain et une section fuguée sous influence de Bach, souvenir de l’orgue que Fernande Decruck a tellement fréquenté. Le violoncelliste Jeremy Crosmer, qui a étudié au Michigan, sert la partition avec clarté et engagement. En 1935, la musicienne compose une courte mais rutilante suite de valses, Les clochers de Vienne, qui fait intervenir un vibraphone. La partition semblait perdue, mais a été reconstituée par Matthew Aubin, qui la dynamise à la tête de son Jackson Orchestra. Ce chef a effectué, avec l’appui d’une bourse, des recherches poussées sur Fernande Decruck, dont il est devenu le spécialiste. Ces trois premières gravures mondiales sont complétées par une quatrième, la suite pour clavecin et orchestre Les Trianons, qui date de 1946. Cette évocation en hommage à Versailles est écrite dans un style néo-baroque, agrémenté par une orchestration plus moderne, où se côtoient saxophone alto, célesta et petits tambours. Le claveciniste irano-américain Mahan Esfahani en livre une version attrayante.
Ce programme, qui confirme le talent de Fernande Decruck, disparue à l’âge de 58 ans, est le bienvenu, investi par un chef qui connaît sa matière et tire du Jackson Symphony Orchestra, dont on célèbre cette année les 75 ans d’existence et dont il est le directeur musical depuis 2017, une riche palette de couleurs qui sert à merveille les interventions des solistes. Voilà en tout cas un univers créatif révélé qui mérite largement le détour.
Son : 8,5 Notice : 9 Répertoire : 9 Interprétation : 10
Jean Lacroix