Des Valses pour piano de l’Argentin Bottiroli en première mondiale
José Antonio BOTTIROLI (1920-1990) : Vingt-cinq Valses et cinq autres pièces pour piano. Fabio Banegas, piano. 2020. Livret en anglais et en espagnol. 64.42. Grand Piano GP833.
Sur la pochette de ce CD, on peut admirer la photographie d’un superbe oiseau, prise par le spécialiste international Frank Shufelt. Il s’agit d’un Tapera naevia, en français le géocoucou tacheté, de la famille des cuculidés. Cet oiseau élancé, de petite taille, qui mesure moins de septante centimètres, est fréquent en Amérique du Sud, notamment en Argentine où il fréquente les forêts et les zones boisées. Il n’est pas facile de le voir : timide et solitaire, il a pour habitude de se tenir dans le haut des arbres. Il a été surnommé Crespin dans le langage populaire local. C’est le sous-titre que lui attribue José Antonio Bottiroli dans une courte page de piano datée de 1979, Pajaro invisible (« L’Oiseau invisible »). Le compositeur imagine un instant fugace de la vie d’un géocoucou, incarné dans une atmosphère de mystère feutré qui le caractérise à merveille.
Cet hommage à l’oiseau invisible fait partie des cinq pièces qui complètent un programme de valses de ce premier volume consacré à l’intégrale de la musique pour piano de José Antonio Bottiroli proposée en première gravure mondiale. On commémore cette année le centenaire de ce musicien né en 1920 à Rosario, port fluvial, troisième ville d’Argentine en importance après Buenos Aires et Cordoba ; Bottiroli passe une grande partie de son existence dans sa cité natale, où il décède en 1990. Issu d’une famille d’émigrants génois et lombards -sa grand-mère paternelle était une parente d’Ambrosio Damiano Achille Ratti, qui sera le Pape Pie XI de 1922 à 1939-, le jeune José Antonio étudie le piano et la composition avec José de Nito (1887-1945), élève de Giuseppe Martucci, et l’harmonie et le contrepoint avec José Francisco Berrini (1897-1963), compositeur et chef d’orchestre qui dirigea au Teatro Colon. Il se lie d’amitié avec Alfredo Alessio (1919-1985), grand admirateur d’Alexandre BraÏlowski ; Alessio sera pour lui un mentor, lui inculquant la notion d’une éthique qui consiste en la description musicale du caractère humain et de sa psychologie, s’attachant à l’esprit et non à la matière. Une philosophie que Bottiroli va introduire dans son œuvre qui est aussi celle d’un écrivain poète, les deux aspects étant indissociables. Chargé de cours de musique à la Prison d’Etat de Rosario, il écrit des recueils qui s’inspirent de la détresse des détenus et des souffrances découvertes dans le milieu carcéral. Titulaire de plusieurs prix et récompenses, Bottiroli obtient en 1970 une bourse qui lui permet de voyager en Europe, plus précisément en Espagne et en Italie et de fréquenter d’autres approches artistiques. Dans son pays, il occupera des fonctions dans la direction de spectacles à Buenos Aires, à Rosario ou à la radio nationale. Il donnera aussi des récitals en solo et pratiquera la musique de chambre, ainsi que la direction d’orchestre.
L’œuvre de Bottiroli est riche de cent quinze compositions parmi lesquelles on relève douze œuvres symphoniques, une bonne vingtaine de partitions de musique de chambre, huit pages pour chœurs et 73 pièces pour piano. Le présent CD en propose une trentaine. Le langage musical diffère des autres compositeurs argentins (Ginastera, Falù, Yupanqui, Guastavino, Buchardo…) : il ne s’inspire pas du folklore ni des danses nationales, ne s’intéresse pas aux tendances modernistes qui se font jour peu à peu, mais concentre tout son art dans un romantisme tardif qu’il considère comme le plus représentatif de sa subjectivité et de son univers intime. La petite forme l’attire, la microforme domine et le sentiment de l’improvisation est permanent au fil de pièces en général brèves (aucune n’atteint les cinq minutes). Bottirolli a un attrait particulier pour la valse, la dernière page du programme est une paraphrase très réussie sur un thème de la première page de la Suite n°1 pour deux pianos op. 15 d’Anton Arenski. Vingt-cinq valses, écrites entre 1971 et 1985, sont ici à l’affiche ; on y constate une continuité dans la volonté de dépeindre de petits portraits intimistes, des sensations immédiates, des inspirations de la nature ou de faire appel à l’introspection. Pas de grandes envolées, pas d’exaltation, pas d’effets surchargés, mais une poésie délicate, sage et discrète. On y trouve notamment des hommages familiaux, à son épouse bien-aimée, ou à sa fille, dans une valse souple et tendre intitulée « Chopin » (l’hommage est significatif), qui se penche sur les humeurs changeantes de son enfant, mais est aussi une réflexion sur sa propre existence. Une composition des années 1975-1976 porte pour titre La tribu baila (« La tribu danse »). Il s’agit de micro-valses d’une durée totale de quatre minutes, dix esquisses légères d’une vingtaine de secondes chacune ; elles dépeignent sept membres de la famille de son ami Alfredo Alessio à travers des traits de caractère et la dynamique interne des interactions de groupe. L’art de la concision règne en maître, comme dans un souffle.
C’est le pianiste argentin Fabio Banegas qui officie ici. Cet élève de Bottiroli a étudié le piano à l’Université Nationale de Rosario, dont il est lui aussi originaire, et a obtenu son master en Californie où il a suivi en plus des cours de journalisme. Il joue régulièrement les compositions de son maître, dont il a proposé de multiples premières mondiales en concert, et celles d’Alessio ; il s’est consacré aussi à César Franck ou aux compositeurs tchèques dont il a enregistré des pages de Benda, Dussek, Smetana, Dvorak et Janacek. Dans le présent répertoire qu’il reproduit avec conviction et fidélité et qui est un peu son arbre généalogique, on le sent à l’aise, en phase avec une musique qui n’est sans doute pas prioritaire, mais qui a du charme et le mérite de conduire l’auditeur à travers des sentiers peu fréquentés, dans un climat postromantique, agréable et expressif.
Son : 8 Livret : 9 Répertoire : 7 Interprétation : 9
Jean Lacroix