Dossier Rimski-Korsakov (III) : un compositeur en voyage
Quelle est la vocation d’une Exposition universelle sinon, précisément, d’être universelle? En été 1889, le monde entier s’est donné rendez-vous à Paris et tout ce qui de loin ou de près ressortit à l’intelligence et à la création humaines y a sa place. Dont la musique. La musique dite savante comme la musique folklorique, l’opéra comme l’opérette et la chanson populaire. Chez les organisateurs, on a du reste veillé à ce que des compositeurs étrangers y soient présents et, grâce à de nombreux concerts, y fassent découvrir leurs œuvres.
En ce qui la concerne, la délégation russe comprend notamment Alexandre Glazounov et Nicolas Rimski-Korsakov. Ils ont été proposés par Mitrofan Belaïev qui, à Saint-Pétersbourg, est le principal éditeur de musique de son pays et dont le dynamisme et l’enthousiasme constituent d’incontestables atouts promotionnels. Sauf que, chose paradoxale, Belaïev ne souffre pas la publicité et qu’il déteste les réclames s’étalant tapageusement aux quatre coins des villes ou “portées à dos d’hommes” -des manifestations qu’il juge à la fois inutiles et vulgaires. Pour les deux concerts qu’il a programmés à l’Exposition universelle de Paris, les samedis 22 et 28 juin, il se borne à de modestes annonces. Tant et si bien que ces deux concerts passent presque inaperçus et ne recueillent aucun succès.
Cette déconvenue chagrine Rimski-Korsakov. Mais il se console en visitant l’Exposition et en faisant la connaissance de quelques personnalités du milieu musical français. Lors d’une soirée chez le Ministre des Beaux-Arts, il a ainsi l’occasion de rencontrer le vieil Ambroise Thomas, Léo Delibes, André Messager et Louis-Albert Bourgault-Ducoudray, le professeur d’histoire de la musique au Conservatoire de Paris (son opéra Michel Colomb a été créé à Bruxelles deux ans auparavant). Sans oublier Raoul Pugno et Jules Massenet qui jouent ensemble à quatre mains une transcription du Capriccio espagnol et une de Stenka Razine. Et sans oublier non plus la Comtesse Mercy Argenteau, laquelle, grande admiratrice d’Alexandre Borodine, a traduit en français Le Prince Igor. Naturellement, la Comtesse Mercy Argenteau a assisté aux deux concerts des 22 et 28 juin, et comme elle a été subjuguée par la direction d’orchestre de Rimski-Korsakov, elle l’invite à venir l’année suivante à Bruxelles dans le cadre d’une quinzaine consacrée à la musique nordique et à la musique russe. C’est une des rares satisfactions du compositeur qui estime que la majorité des gens qu’il voit à Paris, non seulement ses homologues mais aussi les interprètes et les critiques, sont des “bavards assez creux”.
Et le voilà, au printemps 1890, dans la capitale du Royaume de Belgique. Très vite, et à sa grande surprise, il apprend que l’invitation dont il a bénéficié n’est due en fait qu’au refus de Joseph Dupont, le directeur permanent des concerts symphoniques de Bruxelles, de diriger l’orchestre au cours de cette saison, à la suite d’un malentendu avec le pouvoir administratif. Il ne s’en offusque cependant pas, et d’autant moins qu’Edvard Grieg qu’il aime beaucoup fait également partie des hôtes de marque. Dès qu’il le rencontre, il n’hésite d’ailleurs pas à lui dire combien il a aimé Peer Gynt, l’expression parfaite selon lui d’une authentique musique nationale. Et puis tous les musiciens belges, célèbres ou pas, lui expriment vivement leur sympathie, de François-Auguste Gevaert, qui est leur doyen et leur porte-parole, à Edgar Tinel, en passant par Gustave Huberti, Jan Blockx ou Jean-Théodore Radoux, le directeur avisé du Conservatoire de Liège.
Comme à Paris, Rimski-Korsakov donne à Bruxelles deux concerts, tous les deux au Théâtre de la Monnaie et tous les deux après six répétitions d’un programme des plus chargés. Outre son Capriccio espagnol et sa Symphonie n° 2 Antar dans la révision qu’il a effectuée en 1875, il dirige l’ouverture de Russlan et Ludmilla de Mikhail Glinka, Une nuit sur le mont Chauve de Modeste Moussorgski, l’introduction et les entractes du Flibustier de César Cui, la Symphonie n° 1 d’Alexandre Borodine, le Poème lyrique d’Alexandre Glazounov ainsi que l’Ouverture sur des thèmes russes de Milij Balakirev.
Les deux concerts font salle comble et emportent l’adhésion. Rimski-Korsakov a le sentiment que celle-ci est sincère et que la musique symphonique de la Russie a enfin trouvé un public en Europe occidentale. Qui plus est, il est sollicité de toutes parts. À la Monnaie où il revient quelques jours plus tard pour assister à une représentation du Vaisseau fantôme, on lui offre même une couronne. Entre deux réceptions, il visite aussi le musée du Conservatoire où Gevaert lui joue de l’épinette et du clavecin et où, pour la première fois, il entend de la viole d’amour. Il est ravi. Et quand il reprend bientôt la route de Saint-Pétersbourg, il ne fait pas de doute à ses yeux que les Belges sont davantage mélomanes que les Français et singulièrement plus ouverts et plus curieux.
Jean-Baptiste Baronian
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