Droits voisins des musiciens du Belgian National Orchestra : la cession manu militari au profit de l’orchestre en passe d’être déclarée illégale ?
Il y a tout juste un an, nous nous faisions l’écho dans ces colonnes du contentieux qui oppose le Belgian National Orchestra (BNO) à plusieurs de ses membres concernant la rémunération des musiciens liée aux exploitations commerciales de leurs prestations. Le litige est loin d’être anecdotique : il concerne rien moins que la question de savoir dans quelle mesure les droits de propriété intellectuelle des artistes interprètes ou exécutants employés en tant qu’agents statutaires peuvent être cédés contre leur gré, par voie réglementaire, à leur employeur.
Dans ses conclusions du 24 octobre 2024, l’avocat général près la Cour de justice de l’Union européenne donne raison aux musiciens. La Cour, à laquelle reviendra le dernier mot dans cette affaire, n’est pas liée par cet avis. Dans 85% des cas, cependant, ses arrêts sont conformes aux conclusions de l’avocat général.
Rappel des faits
En leur qualité d’artistes interprètes ou exécutants, les membres du personnel artistique du BNO bénéficient de droits de propriété intellectuelle, et plus précisément de ce qu’il est convenu d’appeler des “droits voisins du droit d’auteur”. À ce titre, ils jouissent notamment du droit exclusif d’autoriser ou d’interdire la reproduction et la communication au public de leurs prestations, ainsi que la distribution de supports physiques incorporant celles-ci. Dès lors, le BNO ne peut diffuser leurs prestations, ni permettre à des tiers de le faire, sous quelque forme que ce soit, à moins d’avoir obtenu des musiciens une licence ou une cession de leurs droits voisins à cet effet.
Jusque 2016, des accords individuels entre l’orchestre et ses membres régissaient cette question. Mais en 2016, le BNO a tenté de régler la problématique au moyen d’une convention collective. En 2020, aucun compromis n’ayant pu être trouvé avec les syndicats, 32 musiciens ont obtenu du tribunal de première instance de Bruxelles qu’il soit fait interdiction à le BNO de reproduire, communiquer au public et distribuer leurs prestations via différentes plateformes en ligne. La question est sensible : en plein lock-down, le BNO, comme de nombreux autres ensembles, cherchait à l'époque à compenser la perte de revenus liée à l’annulation des concerts publics par une (re)diffusion en streaming des prestations de l’orchestre ; un mode d’exploitation qui n’avait fait l’objet d’aucun accord entre le BNO et son personnel artistique et pour lequel ce dernier ne perçoit donc aucune rémunération spécifique. Dos au mur, le BNO convainc alors son autorité de tutelle de s’emparer du conflit : le 1er juin 2021, le gouvernement fédéral belge adopte, malgré l’opposition des musiciens, un arrêté royal “relatif aux droits voisins du personnel artistique de l'Orchestre national de Belgique”. Cet arrêté entre en vigueur trois jours plus tard, le 4 juin 2021.
Aux termes de cet arrêté, les artistes interprètes ou exécutants sont présumés avoir cédé au BNO leurs droits de reproduction, de communication ou public et de distribution relatifs aux prestations réalisées dans le cadre de leur mission au service de l’orchestre, et ce pour toute la durée légale de protection de ces droits et pour le monde entier. L'arrêté litigieux ne permet donc pas aux musiciens de donner ou de refuser leur consentement à la cession - alors qu'un tel consentement leur était jadis demandé. Cette cession forcée au profit du BNO a donc un caractère général : elle porte donc sur la totalité des droits voisins, existants et futurs, des musiciens employés actuellement par l’orchestre et de ceux qui le seront à l’avenir. À l’égard des musiciens qui étaient déjà membres de l’orchestre lors de l’adoption de l’arrêté, la cession est même rétroactive : elle prend cours à compter de l’entrée des musiciens au service de l’orchestre. La rémunération des musiciens en contrepartie de cette cession est fixée forfaitairement à 24 euros brut par service – soit 600 euros pour un artiste ayant presté une année complète. Des allocations complémentaires, proportionnelles aux recettes de l’exploitation des prestations concernées, sont également prévues, mais uniquement pour certains types de prestations (participation à des bandes originales de musique de film ou bandes sonores de jeux vidéo) ou d’exploitations.
Par ailleurs, le législateur de l’Union européenne a adopté, le 17 avril 2019, une directive sur le droit d'auteur et les droits voisins dans le marché unique numérique. Cette directive enjoint notamment aux États membres de veiller à ce que, lorsque des artistes interprètes ou exécutants cèdent leurs droits exclusifs pour l’exploitation de leurs prestations, ils soient habilités à percevoir une rémunération “appropriée et proportionnelle” aux recettes découlant de l’exploitation de celles-ci. Le texte prévoit que, en vue de mettre en œuvre cette obligation, les États membres sont libres de recourir à différents mécanismes, à condition de tenir compte du principe de la liberté contractuelle et d’un juste équilibre des droits et des intérêts. Les États membres étaient tenus de transposer cette directive au plus tard le 7 juin 2021. À compter de cette date, la directive est, par conséquent, devenue contraignante à leur égard.
Les musiciens contestent, en premier lieu, la validité de l’arrêté du 1er juin 2021 en ce qu’il présume que les artistes interprètes ou exécutants ont cédé au BNO leurs droits voisins relatifs aux prestations réalisées dans le cadre de leur mission au service de l’orchestre, et ce pour toute la durée légale de protection de ces droits et pour le monde entier. Une cession de droits aussi étendue que celle-ci, qui équivaut, selon eux, à une expropriation, ne pouvait avoir lieu que moyennant leur consentement. En second lieu, ils font valoir que, dans l’éventualité où cette cession obligatoire serait valable, l’arrêté incriminé violerait à tout le moins leur droit à une rémunération appropriée et proportionnelle prévu par la directive du 17 avril 2019. Les plaignants sollicitent donc, ni plus, ni moins que l’annulation de l’arrêté royal du 1er juin 2021.
La procédure
Le contentieux a été porté devant le Conseil d’État. Estimant, à l’évidence, qu’il y avait matière à débat, celui-ci a interrogé la Cour Constitutionnelle et la Cour de justice de l’Union européenne. À la première, elle demande de déterminer si le gouvernement, en ce qu’il a cédé au BNO, par arrêté royal, les droits voisins des musiciens sans leur consentement, a violé leur droit de propriété. À la seconde, il demande d’examiner si l’arrêté royal du 1er juin 2021 est conforme à la directive européenne. À cet égard, se posent notamment les questions de savoir si le droit à une rémunération “appropriée et proportionnelle” peut être invoqué par des artistes interprètes ou exécutants qui ne sont pas liés par un contrat de travail mais par un statut, et s’il peut être invoqué à l’égard d’un régime mis en œuvre par un État membre avant le 7 juin 2021, date à laquelle la directive est devenue contraignante.
Les conclusions de l’avocat général
L’avocat général polonais Maciej Szpunar n’y va pas par quatre chemins. Il observe, dans un premier temps, que le BNO dépend de l’État fédéral belge et que la cession résultant de l’arrêté royal du 1er juin 2021 a, par conséquent, été décidée "par le gouvernement à son propre profit". Il constate, ensuite, que le régime juridique des droits voisins n’opère aucune distinction selon la situation d’emploi des personnes concernées. Selon lui, le droit de l’Union européenne s’oppose à une cession généralisée, au profit de l’employeur, des droits voisins des artistes interprètes ou exécutants qui sont des agents statutaires, pour les prestations réalisées dans le champ de la relation de travail, lorsqu’une telle cession intervient unilatéralement, par voie réglementaire, c’est-à-dire sans le consentement des bénéficiaires de ces droits. En effet, une telle cession obligatoire - rémunérée ou non - vide de leur substance les dispositions européennes qui confèrent aux artistes le droit de s’opposer de manière effective à l’exploitation sans leur consentement de leurs exécutions. Le fait que les musiciens du BNO soient employés sous le statut d’agents publics ne change rien à la situation, le droit européen n’effectuant aucune distinction selon la situation d’emploi des personnes concernées.
L’avocat général en conclut que l’arrêté du 1er juin 2021 est contraire au droit européen en ce qu’il prévoit une cession obligatoire à caractère général des droits intellectuels des musiciens au profit de l’orchestre.
L’avocat général envisage ensuite le scénario dans lequel la Cour de justice ne suivrait son opinion et considèrerait que cet arrêté est bel et bien valable dans la mesure où il a cédé au BNO les droits voisins des artistes.
Dans ce cas de figure, selon les musiciens, l’arrêté royal méconnaîtrait le droit des musiciens à une “rémunération appropriée et proportionnelle” , que leur reconnaît la directive du 17 avril 2019. Bien que celle-ci ne soit devenue contraignante que le 7 juin 2021, soit après la date de l’entrée en vigueur de l’arrêté royal, elle serait applicable aux engagements antérieurs au 7 juin. Certes, la directive prévoit qu’elle s'applique “sans préjudice des actes conclus et des droits acquis avant le 7 juin 2021” ; toutefois, elle dispose expressément qu’elle s'applique “à l'égard de l'ensemble des œuvres et autres objets protégés qui sont protégés par le droit national en matière de droit d'auteur au 7 juin 2021 ou après cette date”. Or, les prestations du personnel artistique du BNO réalisées avant le 7 juin 2021 étaient toujours protégées par des droits voisins à la date du 7 juin. Dès lors, d’après les musiciens, depuis le 7 juin 2021, la directive peut être invoquée non seulement à l’égard des prestations postérieures à cette date, mais également, avec effet rétroactif, aux prestations qui lui sont antérieures.
L’avocat général leur donne partiellement raison. Selon lui, le droit à une rémunération appropriée et proportionnelle peut être invoqué à l’égard de tout contrat d’exploitation. Est donc visé par la directive "tout octroi de licence d’exploitation ou transfert des droits exclusifs", quelle qu’en soit la forme ou la nature. Ceci inclut notamment les cessions obligatoires telles que celle opérée par l’arrêté du 1er juin 2021 entre le BNO et les membres de son personnel artistique. Quant au fait que certains artistes soient entrés au service de l’orchestre avant l’adoption de l’arrêté royal, il n’empêche pas que ceux-ci puissent se prévaloir du droit à une rémunération appropriée et proportionnelle prévu par le droit européen. En effet, selon l’avocat général, considérer tous les droits cédés en vertu de l’arrêté du 1er juin 2021 (qui incluent les droits existants et futurs, y compris sur les exécutions futures, des musiciens actuellement employés et de ceux qui le seront à l’avenir) comme des droits “acquis” aurait pour conséquence de soustraire définitivement le transfert des droits voisins des musiciens du BNO aux exigences de la directive, qui deviendrait ainsi sans effet au regard de ce groupe d’artistes. Comment pourrait-on, d’ailleurs, considérer comme “acquis” les droits futurs faisant l’objet de la cession obligatoire, alors que ces droits sur des prestations futures sont, par nature, hypothétiques ?
L’avocat général apporte néanmoins une nuance importante à ces principes. Le droit à une rémunération appropriée et proportionnelle ne peut, précise-t-il, être invoqué que pour les prestations (interprétations ou exécutions) des musiciens postérieures au 7 juin 2021 ; il ne s’applique donc pas rétroactivement aux actes d’exploitation survenus et aux droits “acquis” par le BNO avant cette date.
Intermezzo
Point d’orgue dans la procédure, ces conclusions de l’avocat général entendent clarifier le statut, au sein de l’Union européenne, des droits intellectuels des artistes interprètes ou exécutants employés dans le secteur public, y compris ceux régis non pas par un contrat de travail, mais par un statut. Toute cession obligatoire, par voie réglementaire, d’une portée générale, des droits voisins des artistes interprètes ou exécutants au profit de l’ensemble qui les emploie est, à son avis, incompatible avec le droit européen.
Une opinion à laquelle la plupart des spécialistes du droit de la propriété intellectuelle se rallieront sans doute.
Mais la Cour de justice suivra-t-il cet avis ? Statistiquement, c’est très probable. Il arrive néanmoins que la haute juridiction européenne s’écarte des conclusions de ses avocats généraux. Si elle devait partager l’opinion selon laquelle l’arrêté royal du 1er juin 2021 est illégal, cela signifierait pour le BNO un retour à la case départ : une reprise des négociations en vue d’amener les musiciens à consentir à une cession ou une licence de leurs droits voisins serait indispensable. L’avocat général le rappelle pour autant que de besoin : le droit européen ne s’oppose pas à ce que les droits voisins des artistes interprètes ou exécutants soient cédés à leur employeur avec leur consentement, en vertu du contrat de travail. S’agissant des artistes employés sous le statut d’agents publics, une cession peut même être valablement prévue par voie réglementaire ; mais l’adoption et le contenu d’un tel acte réglementaire doivent faire l’objet d’un consentement préalable des artistes ou de leurs représentants dûment mandatés.
Nous ne serions pas surpris, cependant, que la Cour se montre un peu moins radicale que son avocat général et fasse preuve de davantage de pragmatisme. Après tout, plusieurs dispositions du droit de l’Union européenne permettent - lorsqu’elle ne prévoient pas carrément elles-mêmes - une cession obligatoire de droits de propriété intellectuelle aux employeurs, dans certains cas et dans une mesure limitée. Gageons que c’est en l’occurrence, essentiellement, la portée excessivement large de la cession organisée par l’arrêté royal du 1er juin 2021 qui justifie les critiques dont celui-ci fait l’objet de la part de l’avocat général. La Cour de justice pourrait se montrer sensible au besoin d’assurer le bon fonctionnement - et d’éviter une possible paralysie - d’institutions culturelles telles que le BNO, en aménageant quelque peu, par le truchement d’une interprétation plus souple du cadre juridique, la possibilité pour ces ensembles de procéder à certains types d’exploitation sans devoir recueillir à cet effet le consentement explicite de chacun des (nombreux) musiciens dont elles dépendent. Moyennant, bien entendu, la garantie d’une rémunération appropriée et proportionnelle au profit des musiciens, conformément au prescrit de la directive du 17 avril 2019. La Cour pourrait, par exemple, qualifier d’abus de droit un refus des artistes interprètes ou exécutants de consentir, en contrepartie d’une telle rémunération, à certains types d’exploitations lorsqu’ils ont été engagés en sachant que leurs prestations étaient destinées à être ainsi exploitées.
La scène musicale belge (voire européenne) attend à présent impatiemment l’arrêt de la Cour de justice européenne, qui devrait intervenir au printemps de l’année prochaine. Le Conseil d’État sera tenu de s’y conformer en vue de trancher le litige.
Olivier Vrins