Entretien avec le chef d’orchestre Ludovic Morlot 

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Directeur musical de l’Orquestra Simfònica de Barcelona i Nacional de Catalunya (OBC), Ludovic Morlot amorce une série de concerts en tournée : Madrid, Lyon et Aix-en-Provence ce printemps, avant Amsterdam, l’été prochain. Crescendo-Magazine est heureux de rencontrer ce chef d’orchestre pour parler de son travail avec l’orchestre et de ses nombreux projets d’enregistrements qui font de l’OBC l’une des phalanges les plus actives du moment. 

On dit que, avec La Valse, Ravel aurait fermé le cycle de vie de cette forme musicale et de la société qui la nourrissait. Croyez-vous qu’il ait aussi fermé le cycle de vie de l’orchestration du XIXème ou qu’il ait, en revanche, ouvert la voie à l’orchestre des XXème et XXIème siècles ? 

Je crois que l'intention de Ravel, en écrivant  La Valse, était d'honorer la valse viennoise, de lui rendre hommage. Ce sont les circonstances de la guerre qui feront que l’œuvre soit devenue quelque chose de très différent. On l'entend bien au début : on peut imaginer les couples dansant et cet élan viennois restera jusqu’au milieu de la pièce. La guerre, qui en a interrompu l'écriture, a fait que graduellement la violence prenne le dessus. On y entend une musique de belligérance, comme dans le Concerto pour la main gauche, qui est très semblable, mais je pense que la guerre a juste fait changer le focus d'écriture de la pièce. Je dirais plus :  Ravel, pour moi, n'a jamais été un grand novateur.  Il est un peu le Mozart du XXème siècle, celui qui a utilisé tous les ingrédients qui étaient à sa disposition et qui les a rassemblés avec une perfection absolue. À mon avis, le  Prélude à l'après-midi d’un faune  est beaucoup plus influent sur la direction de l'orchestre des XXème et XXIème siècles que n'importe quelle pièce de Ravel. C’est vrai que dans L’Enfant et les sortilèges, le Concerto pour la main gauche ou même dans L’heure espagnole il a poussé la forme assez loin, mais jamais autant que Debussy.  Je pense à Ravel comme un prodige qui ne va jamais créer un ingrédient nouveau : il va faire de la belle cuisine avec des ingrédients qui sont déjà en place, mais sans inventer une nouvelle recette.  Pour moi, le révolutionnaire a été Debussy, précédé par Schumann, Berlioz, Sibelius et notamment Liszt, avec ses Poèmes symphoniques, et Wagner. Ce sont eux qui ont trouvé l’élan vers un orchestre réellement novateur. Ravel s’est plutôt tourné vers la musique ancienne : si l’on pense au  Tombeau de Couperin  ou aux  Valses nobles et sentimentales, on retrouve cette influence de classicisme ou du baroque, alors qu'avec Debussy la forme musicale a explosé.

Le fabuleux succès du Bolero et la luxuriance de l’orchestrateur Ravel n’ont-ils pas caché la véritable sensibilité et le talent de l’artiste ? Et aussi son intérêt pour les causes des oppressés comme dans les Chansons madécasses, les Grecques ou les Hébraïques ?

On sait qu'il détestait  Bolero. C'était un exercice pour lui mais qui s'est transformé en chef d'œuvre. C’est exactement l'essence du talent de Ravel : cette espèce de nonchalance dans l'idée de créer quelque chose d'original qui est fait avec une telle maîtrise et une telle perfection que ça devient « le chef d'œuvre ».  Il y a cet état d'esprit dans sa musique, mais je n’ai jamais pensé comme ça à propos des chansons populaires, des mélodies grecques ou des hébraïques.  Je ne sais pas s'il voulait vraiment traiter ces sujets avec beaucoup de profondeur et je ne suis pas sûr qu’il y ait une forme de provocation. Il peut y avoir un « air du temps », une volonté de trouver une l’esthétique musicale en s’appropriant de ces textes. 

On a un peu la sensation qu’il voulait faire un pied de nez à une société très conservatrice, antidreyfusarde etc. 

C’est vrai que L’heure espagnole est provocatrice avec cette espèce de montée du féminisme et aussi dans  L’Enfant et les sortilèges, il y a cette appropriation du jazz. On ne peut pas traiter ces sujets de façon complètement naïve, il faut donc le considérer. C'est là qu’on aimerait mieux connaître la personnalité de Ravel. Par exemple, quand on va à Montfort-l'amaury, il avait tous ces petits « netsuke » japonais à l’aspect très soigné, mais si l’on est très attentif, on s’aperçoit que c'est tout en plastique, comme du toc « made in China » Je ne sais pas à quel point il était sarcastique. Poulenc l’était certainement, mais votre remarque va me rendre plus curieux quant à la pertinence de ces textes par rapport au contexte géopolitique de l'époque.

Il y a des années, Daniel Barenboim avait fait scandale à Paris en remplaçant les « bassons » français par des « fagots » allemands, trahissant ainsi l’identité de l’orchestre français. Pensez-vous que l’OBC a une identité sonore propre ou qu’elle appartient à ces formations actuelles qui sont tellement malléables qu’elles excellent dans toutes sortes de répertoires ou d’époques ?

Non, jamais je ne pourrais me permettre de dire à ma section de bassons sur quel instrument ils doivent jouer.  Un orchestre a ses habitudes et il faut pouvoir traduire le son qu'on veut avec les instruments disponibles. Sinon, on crée son propre ensemble et on des exemples comme l’Orchestre Révolutionnaire et Romantique ou  Les Siècles  qui sont des groupes où l’on a choisi au départ l’esthétique sonore. Dans le cas de l'OBC, je travaille avec les instruments disponibles. On pourrait imaginer, par exemple, quand on fait  L'Enfant et les sortilèges ou la  Rapsodie espagnole , de pouvoir utiliser le sarrussophone si l’on peut le choisir au lieu du contrebasson. J'avais fait la  Rapsodie  à Washington et il y avait un bassoniste qui possédait toute la panoplie d’instruments, ce qui est un peu comme entrer dans un magasin de jouets !  De là à l’imposer… C’est sûr que, si on fait la Symphonie alpestre de Strauss, on aura besoin d'un heckelphone, mais je ne crois pas qu’il soit nécessaire de faire ce genre de transformations.  Moi, je travaille beaucoup pour trouver un maximum de transparence. Chaque compositeur a un son à lui et un orchestre formidable c'est celui qui comprend ça. Je vais encore le comparer à la cuisine : un super chef ce n'est pas quelqu'un qui cuisine tout avec la même sauce, mais celui qui peut trouver des saveurs complètement différentes en fonction des ingrédients. On joue pour l’instant cette pièce du compositeur catalan Juli Garreta : c'est comme César Franck, c’est l'écriture d'un organiste qui a besoin de la mélodie et du pédalier et tout ce qui reste au milieu c'est un espèce de feuillage.  Dans Brahms, on cherche cette sonorité du « poco forte » en développant la conduite des voix intérieures.  Dans Ravel on va chercher plus l’énergie rythmique, le pouls de la danse. Ou dans Debussy, où la vraie richesse est de ressortir ces détails qui restent souvent cachés dans la masse si l’on veut un son « germanique », alors qu’il faut faire dialoguer toutes les sections et épurer les différentes couches sonores dans une espèce de poésie où tout s’intercale. C’est très organique et dans ce sens très proche de Wagner. Ils se détestaient car ils écrivaient un peu la même musique ! 

Plutôt que de vouloir créer un son défini avec OBC mon travail est de les faire embrasser chaque esthétique avec un son différent. Si l’on joue Mahler, ce sera un autre orchestre, ou Mozart etc. On peut jouer sans « vibrato » ou, en revanche, avec un archet très généreux et expressif. Plus d’atouts on aura, plus on sera versatile.

Parlez-nous du projet d’internationalisation de l’OBC dans lequel s’insère cette intégrale Ravel. Suis-je suspicieux ou c’est encore le Liceu qui est la prunelle des yeux pour la société musicale catalane plutôt que ce merveilleux ensemble qui est devenu l’OBC ?

Il faut se rappeler d'où vient le OBC :  c'est un orchestre qui va avoir cent ans mais qui n’a commencé à être sous le feu des projecteurs que récemment. Edouard Toldrà avait créé l’ensemble comme support du répertoire catalan, avec une mission de service pour le public local.  C'est devenu plus international récemment, avec Lawrence Foster et Kazushi Ono qui ont développé le répertoire mais aussi ils ont emmené l'orchestre en tournée et commencé à enregistrer. On parle d’un des orchestres qui enregistre le plus en Europe, mais avec beaucoup de musique catalane trop mal connue ailleurs. Le Liceu suit cette incroyable tradition Wagner / Verdi à laquelle le public de Barcelone est incontestablement attaché.  Le fait que leur choix de programmation soit un peu plus conservateur a créé cette espèce d’aura plus internationale. Et ils ont des moyens qui leur permettent d'engager des chanteurs extraordinaires. Mais nos missions sont si différentes que je ne vois pas vraiment de compétition.  J'aimerais qu'il y ait au moins trois autres orchestres à Barcelone parce que je crois que ce genre  d' antagonisme crée une espèce d'identité et de fierté pour chacun des ensembles. Parfois, on souffre de ce manque de concurrence :  on reçoit quelques orchestres invités mais ce n’est pas assez pour pouvoir nous comparer à tout ce qui se fait dans le reste du monde. J'avais envie de me consacrer à l'intégrale Ravel, même si j’espère trouver l’opportunité de faire aussi une intégrale Debussy. Le fait est que Ravel, de père Suisse, ingénieur, et de mère basque, est parfait pour cet orchestre avec cet amalgame de spontanéité et de discipline que je voulais créer. On essaye de rayonner un petit peu plus au niveau international et cela nous aidera à recruter car, plus l’orchestre est connu, plus on peut inciter de bons musiciens à venir s'installer ici.

Est-ce que vous allez y inclure les orchestrations de Moussorgski, Chabrier etc. et ce “Prélude et danse” de Sémiramis récemment donné en première mondiale  ? 

Oui, je vais sans doute les intégrer en concert. Ce n’est pas sûr pour l'enregistrement :  on est à six volumes actuellement, on va publier le prochain avec  Daphnis et Chloé  au complet et  La valse. Le suivant aura une saveur un peu plus espagnole avec le  Bolero,  Alborada del gracioso  etc. Je voulais absolument enregistrer les deux opéras :  L’heure espagnole  cette année et  L'Enfant et les sortilèges  la prochaine. Cela étant, s'il y a la place et le temps de continuer à construire… J 'ai enregistré récemment les deux concertos pour piano avec la BBC Scottish Orchestra et Steven Osborne et je ne tiens pas à les refaire tout de suite. On va aussi enregistrer les  Sites auriculaires  dont j’ai commandé l’orchestration au compositeur Kenneth Hesketh. Il y aura les mélodies hébraïques, grecques ou autres. J’ai reçu récemment le "Prélude et Danse" de Sémiramis, c’est une partition très intéressante que nous présenterons sans doute au moins en concert.   

Par contre, et c’est un peu un « scoop », on a en tête l’idée d’enregistrer Prokofiev.

J’ai entendu parler de projets d’enregistrement de compositeurs catalans actuels. Quels sont les créateurs qui vous interpellent le plus ?

On vient de publier un album digital avec des œuvres du compositeur catalan Hèctor Parra : Ich ersehne die Alpen et Avant la fin…Vers où ? Nous venons par ailleurs de donner en première mondiale  ses deux Constellations inspirées par Miró, comme prélude aux Tableaux d’une exposition. Nous jouons du Joan Magrané, Bernat Vivancos, ou José Río Pareja. J'essaie de construire une bibliothèque de  répertoire catalan parce que c'est important pour le public non seulement d'entendre ces œuvres mais aussi de pouvoir y retourner. L'enregistrement est merveilleux parce qu’il est difficile de digérer une œuvre à la première audition : c’est souvent complexe ou alors on ne sait pas trop comment l'écouter. Je veux donc que le public puisse retourner les écouter.  Il y a un autre projet avec Blai Soler qui nous a écrit une pièce inspirée par Cassandre pour la saison prochaine. Et on veut aussi mettre l’accent sur des compositrices : on vient enregistrer un album de Betsy Jolas et très prochainement on consacrera un autre album à Raquel García-Tomás.

Le site de l'OBC : https://www.auditori.cat/en/artist/obc/

Le site de Ludovic Morlot : https://ludovicmorlot.com/

Propos recueillis par Xavier Rivera

Crédits photographiques : May Zircus / OBC

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