Franz Liszt et Philippe Hersant par Alice Ader : vision de l’intangible
Chimères. Franz Liszt (1811-1886) : La lugubre gondole I et II, S.200/1 et 2 ; Wiegenlied, S.198 ; Unstern ! Sinistre, disastro, S. 208 ; Trübe Wolken/Nuages gris S. 199 ; Im Traum/En rêve, S.207 ; Bagatelle sans tonalité, S. 216a ; Csárdás obstinée, S.225/2 ; Schlaflos ! Frage und Antwort, S. 203 ; Ossa arida, S. 55, transcription Philippe Hersant. Philippe Hersant (°1948) : In Black ; Fleuve d’oubli ; Paradise Lost. Alice Ader, piano. 2023. Notice en français. 72’ 10’’. Scala Musica SMU015.
Il y a plusieurs éléments de fascination dans ce programme Liszt/Hersant que propose, après un assez long silence discographique, la pianiste parisienne Alice Ader (°1945). Le premier réside dans la présence d’une série d’œuvres brèves des ultimes années de Liszt, qui, au seuil de sa propre disparition, semble déjà voyager dans l’avenir et se situe souvent, de façon visionnaire, à la limite de l’atonalité. C’est ensuite l’insertion, au milieu d’elles, de pages de Philippe Hersant, qui a introduit à plusieurs reprises dans sa production des fragments de Bach ou de Liszt, l’attrait pour ce dernier se concrétisant ici par son adaptation pour piano d’Ossa arida S. 55 (1879), pièce pour chœur d’hommes et orgue à quatre mains, étrange et prophétique, aux dires de Hersant. Ce dernier rappelle un passage d’une lettre du Hongrois écrite en 1874 : Ma seule ambition de musicien était et serait de lancer mon javelot dans les espaces indéfinis de l’avenir. Autre élément de fascination, l’aveu de la pianiste qui inscrit son récital à la manière d’un moment de musique construit comme un long cheminement à travers des territoires d’ombres, jusqu’à une vision de l’intangible. Il y a certes, dans sa démarche globale, une part d’ombre, mais aussi une part de lumière ; les deux ne s’opposent pas, mais se complètent avec une sorte d’évidence. On y ajoutera la connivence d’Alice Ader avec l’univers de Philippe Hersant, dont elle a créé plusieurs œuvres avec l’ensemble de chambre qui porte son nom, fondé en 1994, et dont elle a enregistré les 24 Éphémères pour piano en 2004 (Triton).
L’album est présenté sous une couverture sombre, plutôt austère, et porte le titre de « Chimères ». Ce terme, qui fait penser à des idées irrationnelles produites par l’imagination, à une illusion, un mirage ou une utopie, se développe, en ce qui concerne Philippe Hersant, pendant plus d’une demi-heure de musique, sur trois pages au langage accessible - glissées, comme de larges feuillets, entre celles, plus concentrées, de Liszt -, qui ne sont pas sans rappeler l’attirance de notre contemporain pour la littérature, et en particulier pour la poésie. Ici, c’est celle du Paradise Lost (1667) de l’Anglais John Milton (1608-1674), moment dédié en 2020 à Olivier Greif, disparu en 2000, qui couronne, en bout de course et de façon lumineuse, tel un message d’espoir, le voyage d’Alice Ader, défini par elle comme dépouillé de tout artifice, vers un espace inconnu, vide, immense… Cet espace, on le découvre dans le vaste In Black de 2007, aux accents romantiques assumés et quelque peu minimalistes, qui porte, dans son intitulé, sa part de tourments qui se souviennent de Liszt, à la manière d’une marche funèbre. Alice Ader adhère parfaitement à cette atmosphère, qui dévoile aussi, dans le plus énigmatique Fleuve d’oubli, avec ses sonorités éthérées, ce qu’elle appelle une sorte de déambulation se repliant sur elle-même dans un éternel recommencement.
Tout Hersant semble couler de source sous les doigts de la pianiste, qui a ouvert son parcours chimérique par la première Lugubre gondole de Liszt, composée à Venise en décembre 1882 ; c’est une prémonition du décès proche de Wagner (il mourra deux mois plus tard, le 13 février, Liszt a quitté la Cité des Doges en janvier), avec ce balancement qui évoque les gondoles transportant les morts sur les canaux. Alice Ader a choisi de ne pas la faire suivre, comme la logique le voudrait, par l’autre élégie funèbre, la Lugubre gondole II, lui préférant dans la foulée le soucieux In Black de Hersant. Elle brise peut-être ainsi une continuité liée à la prémonition de l’événement tragique, mais elle montre la connivence directe de l’univers de Hersant avec celui de Liszt.
On retrouve plus loin la Lugubre gondole II après une autre pièce prophétique, Unstern ! Sinistre, disastro (1885), où Liszt, au seuil de la mort, anticipe la dissonance. Quelques autres pages se sont intercalées, dont les Nuages gris (1881), paysage sonore du désespoir, le plus diaphane et paradisiaque En rêve, ou les notes suspendues au bord de l’abîme de la Bagatelle sans tonalité (1885). Tout est livré par Alice Ader avec une émotion détachée, qui ne fait pas oublier l’investissement cauchemardesque insufflé par Alfred Brendel pour Philips dans la décennie 1980 ; l’Autrichien y dévoilait l’âme de Liszt au-delà d’elle-même. Mais la pianiste française est bien dans la ligne de son projet, et la relation, à travers le temps, entre les deux compositeurs trouve sous ses doigts, une interprète de conviction.
Son : 8,5 Notice : 7 Répertoire : 10 Interprétation : 8,5
Jean Lacroix