Freddy Kempf électrise trois sonates de Prokofiev
SERGE PROKOFIEV (1891-1953) : Sonates pour piano n° 3 op. 28, n° 8 op. 84 et n° 9 op. 103. Freddy Kempf, piano. 2019. Livret en anglais, en allemand et en français. 56.06. BIS-2390.
Né à Londres en 1977 d’un père allemand et d’une mère japonaise, le pianiste anglais Freddy Kempf a donné son premier concert avec orchestre à l’âge de huit ans avec le Royal Philharmonic Orchestra. Il a effectué son cursus à la Royal Academy of Music. Lors de sa participation au Concours International Tchaïkowsky de Moscou en 1998, il fut au centre d’une controverse : le premier Prix pour le piano fut attribué à Denis Matsuev, Kempf ne fut classé « que » troisième, ce qui entraîna une réaction scandalisée du public et de la presse. Lorsqu’il revint plus tard en Russie, il y fut accueilli triomphalement à chacune de ses prestations. Depuis lors, il mène une carrière internationale en qualité de soliste ou en musique de chambre. Pour le label BIS, il a enregistré une petite vingtaine de disques, consacrés à Bach, Beethoven, Chopin, Gershwin, Liszt, Rachmaninov, Schumann ou Tchaïkowsky, mais aussi à Prokofiev. De ce dernier compositeur, il a donné, avec l’Orchestre Philharmonique de Bergen dirigé par Andrew Litton, des versions électrisantes des deuxième et troisième concertos, complétés par la Sonate n°2 pour piano. Cette fois, c’est un CD consacré aux Sonates 3, 8 et 9 qu’il galvanise.
Le massif des sonates de Prokofiev est impressionnant. Il aurait pu l’être encore plus si le compositeur avait publié ses essais de jeunesse, écrits entre 1905 et 1907, lorsqu’il était élève au Conservatoire de Saint-Pétersbourg. Il en réutilisa le matériau dans la Sonate n° 2, mais aussi dans la Sonate n° 3 de 1917, page en un seul mouvement, à la tenue vigoureuse et poétique, d’abord dans un climat romantique, puis paisible, avant de multiples contrastes d’intensité, parfois violents, Prokofiev densifiant fortement le discours. Kempf la livre en moins de huit minutes et lui confère une atmosphère de forte concentration. Peu après avoir donné en concert cette sonate ainsi que la quatrième, Prokofiev quittait la Russie pour n’y revenir qu’au milieu des années 1930.
La Sonate n° 8 fait partie, avec les deux qui l’ont précédée, de ce que l’on appelle communément « les sonates de guerre ». Sa longue gestation s’étend sur cinq ans ; elle a été créée par un Emil Gilels enthousiaste le 29 décembre 1944. Le pianiste la considérait comme une partition au développement symphonique exigeant un grand investissement émotionnel.
C’est bien le cas, le lyrisme s’y déploie d’une façon à la fois grave et douce, même si ce dernier adjectif n’arrive pas à cacher la force, sinon la violence sous-jacente. On a souligné l’allure schubertienne de l’Andante dolce initial, avec ses côtés sombres et mélancoliques. Le second mouvement, Andante sognando, est un menuet au caractère pompeux, celui de sa musique de scène Eugène Onéguin, à l’ambiance intériorisée. La sonate s’achève par un Vivace qui contient des notes répétitives, soulignant l’ardeur motorique du compositeur, enlevé comme une toccata, et un retour au thème du premier mouvement pour conclure. Kempf est à l’aise dans cet univers où sa technique se définit avec clarté, ainsi que sa capacité à varier les angles d’attaque comme à rappeler le romantisme profond enfoui dans l’œuvre. Sans rechercher l’effet à tout prix, il souligne l’élan, la puissance, mais aussi la solidité de l’architecture globale.
Sviatoslav Richter, qui avait donné la première audition de la Sonate n° 7, est le dédicataire de la Sonate n° 9 de 1946-47. Bientôt, les terribles décrets de Jdanov vont frapper Prokofiev, Shostakovitch et quelques autres. La partition ne sera en fin de compte créée que le 21 avril 1951 par Richter qui en a laissé des versions discographiques de référence décantées. Les quatre mouvements de l’œuvre se déclinent en termes de simplicité, dans un ton détendu, voire apaisé, mais aussi rêveur. La forme est classique, et l’on notera que chacun des mouvements s’achève dans la douceur. Prokofiev aurait déclaré à Richter qu’il ne devait pas s’attendre à « une œuvre à effet ». A l’audition, on ne peut s’empêcher de penser à de grands compositeurs du passé, à Schubert, à Schumann, à Beethoven et parfois même à Ravel, en raison de cet art ciselé, aux couleurs harmonieuses, au milieu de thèmes qui se succèdent sans faux atours. Kempf propose de cette partition magnifique une version épurée, clarifiée, empreinte d’une poésie intériorisée, dépouillée d’artifices.
Ce superbe CD, enregistré en avril 2018 dans la Sendesaal de Brême, est à considérer comme une référence moderne de ces sonates. Kempf démontre, une fois de plus, que l’univers du compositeur lui est familier et qu’il sait en exploiter toute la magie sonore.
Son : 9 Livret : 9 Répertoire : 10 Interprétation : 9
Jean Lacroix