Frederick Delius et l’Orient : la musique de scène de Hassan

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Frederick Delius (1862-1934) : Hassan, musique de scène, narration rédigée par Meurig Bowen. Zeb Soanes, narrateur ; Britten Sinfonia Voices ; Britten Sinfonia, direction Jamie Phillips. 2023. Notice en anglais, en allemand et en français. Texte complet du récit, en anglais. 80’ 25’’. Chandos CHAN 20296.

Pour l’Anglais Frederick Delius, pas de commémoration spécifique pour raison de naissance ou de disparition, mais un anniversaire quand même, un peu en décalage, celui du centenaire de la première londonienne, le 20 septembre 1923, de la musique de scène Hassan, destinée à la pièce en cinq actes du romancier et dramaturge James Elroy Flecker (1884-1915). Le présent enregistrement est le fruit d’un concert public, donné le 11 février 2023 dans l’Essex, à Saffron Walden, une cité de taille moyenne, située à une cinquantaine de kilomètres au nord de Londres. Sous une forme particulière : pour cette occasion, un texte a été établi par Meurig Bowen (°1965), directeur général et artistique du Britten Sinfonia depuis 2020. Cette synthèse de l’action théâtrale sert de liaison entre les diverses interventions musicales. Il s’agit donc d’une adaptation inédite.

Mort de tuberculose à Davos à un peu plus de trente ans, James Elroy Flecker s’était inscrit dans la ligne de l’Aesthetic Movement, qui fit les beaux jours de la fin du XIXe siècle anglais, sous l’impulsion de l’essayiste et historien de l’art Walter Pater (1839-1894) et d’Oscar Wilde (1854-1900), et revendiquait pour l’art l’expression esthétique plutôt que les valeurs morales ou sociales. Engagé dans les services consulaires, Flecker, qui avait appris les langues du Moyen-Orient à Cambridge, fut détaché à Constantinople, où il s’intéressa à la culture et aux traditions islamiques. D’où l’écriture de Hassan, entre 1911 et 1913, deux ans avant son décès. En 1920, l’acteur et metteur en scène Basil Dean (1887-1978), avec l’accord de la veuve de Flecker, voulut monter la pièce à Londres. Comme l’explique Jérôme Rossi dans sa biographie de Delius (Ed. Papillon, 2010), Ravel fut pressenti pour la musique de scène, mais le Français se disait occupé et demanda à prendre connaissance d’une traduction avant de se décider. Contrarié, Dean se tourna alors vers Delius, installé en France, en Seine-et-Marne, dans la commune de Grez-sur-Loing, après avoir auditionné une de ses pages symphoniques qui l’avait enchanté. D’abord réticent face à cette commande, Delius finit par accepter, et alla s’installer avec son épouse à Francfort, où sa musique était très appréciée, pour s’atteler à la partition de Hassan. Des retards dans les répétitions de la pièce en reportèrent la première anglaise, précédée par une insatisfaisante mise en scène allemande à Darmstadt, en juin 1923, qui snoba l’importante scène finale. À Londres, en septembre de la même année, avec une chorégraphie de Mikhaïl Fokine et sous la direction d’Eugene Goossens (1893-1962), la version complète rencontra un vrai succès.

La notice de Daniel M. Grimley, de l’Université d’Oxford, explique que J.E. Flecker s’inspira des Contes des Mille et une Nuits, traduits en anglais au XIXe siècle, et que sa pièce mêle deux histoires, celle d’Hassan, personnage amoureux, mais averti, confiseur à la cour du cruel et rancunier calife Haroun Al-Rachid, et celle des jeunes amants Pervaneh et Rafi, rattrapés par les retombées d’une insurrection ratée et condamnés à une mort terrifiante. Ce scénario ne pouvait que plaire à Delius, qui comptait déjà à son actif des opéras, dont Koanga (1896/97), qui utilisait un matériel mélodique afro-américain et abordait le thème de l’esclavagisme, et A Village Romeo and Juliet (1907), une histoire de disputes entre fermiers pour un champ laissé à l’abandon, sur laquelle se greffe la transposition d’une histoire d’amour shakespearienne. 

Delius, qui avait eu recours à un imposant dispositif orchestral pour ces deux œuvres lyriques, s’adapta pour Hassan à la dimension requise pour une musique de scène : un chœur et une trentaine de musiciens dans la fosse, et une partition fluide, chaleureuse et pleine de finesse, qui colle à l’action : introduction, interludes, fanfare, ballet, le tout dans une ambiance orientalisante, avec, selon la juste expression de Daniel M. Grimley, la touche subtile de pointillisme avec lequel il aborde le timbre instrumental. Comme à son habitude, Delius introduit un leitmotiv, un arpeggio, évocateur du thème de la pièce, pour marquer la délivrance de la souffrance terrestre. Le tout se termine par une longue séquence, une paisible procession de pèlerins qui s’éloigne peu à peu dans le lointain, vers des sites religieux. Hassan s’y joint, dans une démarche spiritualiste, ce qui était dans l’esprit de Flecker. On notera que la brève Sérénade est devenue un morceau très apprécié, et que l’Australien Percy Grainger (1882-1961) est l’auteur d’un mouvement de ballet complémentaire, inséré anonymement dans l’Acte II. 

Le présent enregistrement n’a qu’un défaut : il s’adresse prioritairement à un public anglophone, le texte écrit pour la circonstance par Meurig Bowen lui étant destiné. Il est reproduit intégralement dans la notice, mais sans traduction. Le narrateur, le très populaire Zeb Soanes (°1976), qui incarne aussi le calife, a été pendant vingt ans un présentateur vedette de BBC Radio 4 ; il anime désormais des émissions sur Classic FM et présente aussi des BBC Proms. Son talent de diseur fait merveille, avec les nuances que réclame le récit. Les interventions des chœurs des Britten Sinfonia Voices, d’où émergent brièvement une basse et un ténor, créent une ambiance à la fois magique et sensible. Quant à la Sinfonia Britten, toute en fluidité et en finesse, elle est menée par Jamie Phillips, chef associé du Hallé Orchestra et du Philharmonique de Los Angeles, qui souligne avec soin toutes les trouvailles instrumentales de Delius, notamment celles des bois, et insuffle à l’ensemble un climat proche de la féerie. 

Par le passé, Sir Thomas Beecham, grand défenseur de Delius, a gravé des extraits de Hassan dès les années 1930, avec le London Philharmonic (coffret « Beecham/Delius », Warner, 2017), et une suite dans les années 1950 avec le Royal Philharmonic (Fontana, 1958). Pour une version intégrale de cette musique de scène, sans narrateur, donc originale, on se tournera vers la remarquable version de Vernon Handley à la tête des chœurs et de l’Orchestre de Bournemouth, une gravure de 1979, rééditée en 2011 à l’occasion du 150e anniversaire de Delius, dans l’incontournable édition en 18 CD (Warner) qui lui rend hommage. La note que nous attribuons au présent album tient compte du caractère inédit de la narration. 

Son : 9  Notice : 10  Répertoire : 8  Interprétation : 9

Jean Lacroix

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