Gesualdo, deux nouveaux enregistrements des Livres 4 et 5 : venin de Tarentule et Collegium Vocale en antidote ?
Carlo Gesualdo (1566-1613) : Madrigali a cinque voci : libro quarto. Ensemble Tarentule. Morgane Collomb, soprano. Marie Cubaynes, mezzo-soprano. Cecil Gallois, contre-ténor. Xavier de Lignerolles, ténor. Vincent-Arnaud Gautier, baryton-basse. Livret en français ; texte original des madrigaux et traduction en français. Date d’enregistrement non mentionnée ; parution 2021. TT 44’21. SOOND SND 21014
Après une participation à l’album Cartography Of Senses de Bruno Letort (Musicube, 2019), attestant leur éclectisme, les cinq chanteurs de Tarentule ont choisi pour tout premier CD un monument de la littérature madrigalesque. Le quatrième Livre de Gesualdo quasi complet, seulement amputé du Il sol, qual hor più splende écrit à six voix. Suffisamment rassasiant pour qu’on ne reste sur sa faim au terme de ce récital un peu court (trois quarts d’heure). Un recueil au centre du répertoire de cet ensemble vocal fondé en 2012. Ce libro quarto figurait au programme de leur concert au Festival de Namur en juillet 2015, et tout dernièrement en août à Saint-Papoul. Le présent disque est réalisé avec le soutien de « Labeaume en Musiques » mais occulte les circonstances de l’enregistrement, ni date ni lieu. Toujours est-il que les voix s’épanouissent dans une généreuse acoustique, ample et flatteuse sans nuire à la netteté.
Le livret, qui nous présente le compositeur et ce Livre de 1596, aurait pu nous expliquer pourquoi l’ordre conventionnel des madrigaux se trouve revisité, ce qui déroutera peut-être les mélomanes habitués à les entendre selon la succession du manuscrit. Commencer le parcours par l’acrobatique Se chiudete nel core (Si tu enfermes en ton cœur) au lieu du Luci serene e chiare (Lumières sereines et claires) nous introduit sans crier gare dans la turbulence, exposant l’aigu de la tessiture soprano et au risque d’éprouver la cohésion de l’équipe. Laquelle, par une distribution tiraillée et surexposée, n’a choisi ni la facilité ni l’agrément de l’auditeur. Prime de risque, donc, pour cette lecture venteuse, qui exacerbe l’étrangeté de ces tourments et nous les sert sans filet, sans fard, sans filtre. Cette approche flamboyante relève courageusement les défis de cette écriture contrastée, et se distingue autant dans les Questa crudele e pia et Sparge la Morte dont les suspensions savent inscrire leur moment de magie.
Dans la discographie gesualdienne, la concurrence est rude, à notre sens dominée par La Compagnia ou La Venexiana. Nous commentions en avril l’interprétation des Arts Florissants (Harmonia Mundi), d’un graphisme épuré au prix d’une certaine froideur. La prestation de Tarentule ne rivalise peut-être pas avec cette lisibilité, cette précision des dosages et des attaques, elle se situe toutefois à un haut niveau d’intelligibilité (Mentre gira costei !) Son dynamisme sera-t-il préféré au perfectionnisme de la troupe de Paul Agnew ? La spontanéité de la projection primerait-elle sur l’architecture polyphonique et la justesse collective que nous n’en saluerions pas moins une performance charismatique qui, en dépit d’une technique à cru, voire grâce à elle, teste à sa manière (forte !) la pyrotechnie et l’univers fantasque du Prince de Venosa. Puristes s’abstenir ? Un résultat étrange à l’oreille, piquant, mais qui du moins ne laisse nullement indifférent.
Son : 9,5 – Livret : 8 – Répertoire : 9 – Interprétation : 8,5
Carlo Gesualdo (1566-1613) : Madrigali a cinque voci : libro quinto. Philippe Herreweghe, Collegium Vocale Gent. Miriam Allan, soprano. Barbora Kabatkova, mezzo-soprano. James Hall, contre-ténor. Benedict Hymas, Tore Tom Demys, ténor. Jimmy Holliday, basse. Thomas Boysen, luth. Livret en anglais, français, allemand, néerlandais ; texte original des madrigaux et traduction en anglais, français, allemand. Septembre 2020. TT 54’54. Phi LPH036
Après les Tenebræ Responsoria et le Libro sesto des Madrigali, publiés chez son même label Phi, Philippe Herreweghe s’attaque désormais au Cinquième Livre, enregistré à la Karmelietenkerk de Gand, et qu’il vient encore de donner à Paris en septembre dernier (Oratoire du Louvre). Alors que la technique du Collegium vocale apparaît plus conventionnelle et maîtrisée que l’ensemble Tarentule dans le libro quarto, que le déploiement de la durée se situe dans la moyenne des pratiques, d’où vient que l’on baille et regarde sa montre pendant cette petite heure ?! Si ces madrigaux sont une expérience de la douleur, ils ne se prêtent guère au traitement analgésique ni à la cure antispasmodique.
Sans être partisan des approches cliniques, et tout en reconnaissant un tracé de dentelière (quelle ciselure dans le O tenebroso giorno !), la subtilité des couleurs (Mercé grido piangendo) et des intonations (Languisce al fin), l’élégance du dessin : le ton châtié de l’ensemble flamand se présente neutralisé, euphémistique, affadi, à l’opposé des abrasions lyriques et lexicales qu’on attend de ce recueil. Victime d’une esthétisation émasculée voire d’une certaine préciosité, le parfum ne se fait-il ici bien trop délicat et gracile pour que les vénéneuses fleurs gesualdiennes épanchent leur trouble ? Le dosage hormétique nous baigne dans une douce stimulation sans jamais atteindre le stade intoxicant qu’on espère aussi et surtout de ces pages. De la part d’un chef aussi expert et de chanteurs aussi aguerris, a priori capables du meilleur, le style déçoit et ennuie. Une captation fine mais malingre nous éloigne définitivement du grand frisson. Et pourquoi inclure le luth si les micros le rendent inaudible ? Essayez, au risque que Morphée n’accomplisse irrémédiablement son œuvre.
Son : 6,5 – Livret : 8 – Répertoire : 9 – Interprétation : 6,5
Christophe Steyne