Grigory Sokolov au Palau : Byrd & Brahms

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Depuis vingt ans, les mélomanes barcelonais officient un culte récurrent autour du récital annuel de cet immense pianiste. Lequel réside depuis quelques années en Andalousie, pas très loin du lieu où demeurait jadis le grand Arthur Rubinstein. Tous deux ont acquis la nationalité espagnole en raison de conflits armés : l’annexion russe de sa région natale en Pologne pour Rubinstein, le conflit en Ukraine pour Sokolov. Il va sans dire que, pour les deux, si le public était acquis avant même d’avoir posé la main sur le clavier, le polonais avait un talent de communicateur et une bonhommie dont l’hispano-russe est dépourvu, peut-être à dessein, car on sent chez lui une volonté de concentrer toute cette liturgie sur l’essence purement musicale.

Si l’on parle de talent pianistique… la joute est plus que discutable, car  si Rubinstein était un grand parmi les grands, Sokolov possède une technique immense, une maîtrise absolument indescriptible des possibilités sonores d’un piano moderne et une profondeur interprétative qui suspend le souffle de son auditeur. Et si le polonais avait créé et, surtout, fait connaître au grand public nombre de compositions de ses contemporains (Stravinsky, Falla, Milhaud, Villa-lobos etc), Sokolov a eu tendance à délaisser la musique de son temps et à explorer intensivement la musique du passé, en laissant un enregistrement phare de « l’Art de la Fugue » et faisant des incursions chez les clavecinistes comme Froberger, Couperin ou Rameau. Et plus particulièrement dans William Byrd, le grand compositeur anglais précurseur absolu de l’évolution baroque de la virtuosité au clavier avec son art épuré de la variation dans ses Pavanes et Gaillardes ornées. C’est donc ce compositeur qui a occupé la première partie de son récital. Son approche peut dérouter l’auditeur le plus décomplexé car il apporte des coloris, une telle multitude des irisations sonores changeantes qu’un claveciniste ne pourrait même pas rêver, compte tenu des possibilités sonores relativement succinctes des instruments d’autrefois. Même si leur sonorité intrinsèque pouvait être absolument magnifique : des clavecins historiques des collections royales britanniques et autres sont encore régulièrement enregistrés et accessibles à quiconque s’y intéresse. Cependant, Sokolov restera limité par la structure extrêmement rigide de ces compositions, où le recours à la modulation ou au chromatisme était proscrit par des considérations religieuses relatives à la dispute entre catholiques et anglicans et par le puritanisme naissant que Byrd a connu et même payé de sa personne. Du point de vue de l’auditeur actuel, on a une vague sensation de gâchis : le talent splendide de l’interprète n’arrive pas vraiment à valoriser des constructions musicales certainement prometteuses de son vivant, mais quelque peu soporifiques de nos jours.

Revenu après la pause de rigueur, Sokolov a attaqué les Quatre Ballades op. 10 de Brahms. Écrites en 1854, sous l’emprise de Clara et de Robert Schumann et dans le sillon de celles de Chopin -inspirées ici par des poèmes de Herder- elles témoignent à quel point le jeune Brahms a pu transformer l’écriture pianistique en la dépouillant de tout effet de virtuosité pour la galerie, mais pas de la difficulté d’exécution… et abondant dans la recherche de nouvelles textures et de nouvelles sonorités pianistiques. Sokolov, bien évidemment, est ici magistral, immense d’imagination et de concentration sur le moindre détail, le moindre contre-chant, accent ou articulation. Ce n’est pas toujours véhément, l’interprète cherchant plus à décortiquer l’écriture musicale qu’à livrer sa propre sensibilité à l’auditeur et laisse un voile de pudeur devant cet abandon de soi, cet échange quasi-érotique avec l’auditeur que peut devenir un récital en solo. Pour finir le programme annoncé, Sokolov nous offrira les Deux Rhapsodies op 79. Une œuvre de maturité pour Brahms, dédiée à son élève Elisabeth von Stockhausen / Herzogenberg, qui devait lui rappeler son admiration de jeunesse pour Clara. Elisabeth était mariée à un aristocrate et ne fit pas de carrière publique, mais fut plus tard l’amour de la compositrice britannique Ethel Smith. Ces deux œuvres dévoilent une passion fougueuse à laquelle Sokolov a, enfin, succombé, nous livrant des moments d’émotion inoubliables. Le rituel de notre pianiste inclut immanquablement une troisième partie consacrée aux « bis ». En commençant par une série de Mazurkas de Chopin, en particulier une sublime op 30 nº 4, avec ses imitations polyphoniques qui permettent au pianiste d’exhiber ces sonorités ensorcelantes qui nous dévoilent des détails quasiment inconnus du polonais. Son mentor, Emil Gilels, avait pour habitude de finir ses récitals avec l’Étude op. 25 nº 2 du même Chopin, que Sokolov nous a joué avec un perlé étonnant, presque en « staccato ». Mais le public ne l’a pas laissé interrompre la soirée et a insisté pour obtenir la transcription de Ziloti du Prélude en Si BWV 855, une espèce d’hymne de paix dédié à ce monde en permanent naufrage qui est le nôtre.

 Palau de la Mùsica Catalana, le 20 février 2025

Xavier Rivera

Crédits photographiques : © Vico Chamla

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