Isabelle Faust et Pablo Heras-Casado exaltent les âmes slaves de Bacewicz, Chostakovitch et Tchaïkovski
C’est à un programme tout entier tourné vers l’Europe de l’Est que nous conviait l’Orchestre Philharmonique de Radio France. Si l’on associe aujourd'hui les trois compositeurs joués à trois régimes politiques différents (respectivement polonais, soviétique et russe), il n’est peut-être pas inintéressant de signaler qu’ils sont tous trois nés dans un lieu alors sous l’autorité de la Russie tsariste.
Ouverture-Concerto-Symphonie pour ce programme savamment pensé, avec des œuvres qui seront des découvertes pour beaucoup d’auditeurs, même si elles émanent de compositeur très souvent programmés.
Grażyna Bacewicz a fait l’essentiel de sa double carrière de violoniste virtuose (élève d’André Tourtet et de Carl Flesch) et de compositrice (ayant bénéficié des conseils de Karol Szymanowski et de Nadia Boulanger) en Pologne. Sa musique, essentiellement instrumentale, fait appel aux formes classiques (sonates, concertos, symphonies) ; elle est directe, sans doute ancrée dans une certaine tradition, mais non sans personnalité. Son écriture pour orchestre est particulièrement colorée, et, avant de faire celui de ceux qui l’écoutent, fait le bonheur de ceux qui la jouent.
Son Ouverture a été écrite en 1943, à Varsovie, qui vivait alors la terrible occupation nazie (et son redoutable et tristement célèbre ghetto juif). C’est une œuvre courte, qui utilise le fameux motif rythmique 3 brèves-1 longue, qui en morse (ti-ti-ti-ta) donne la lettre V, comme Victoire, et qui pendant la Seconde Guerre mondiale sera, par les quatre premières notes du début de la Cinquième Symphonie de Beethoven (sur lesquelles est construite toute l’œuvre), le signe d’espoir et de ralliement des alliés. Cette Uwertura (titre original) est saisissante de vitalité.
L’écriture pour les cordes est très virtuose, avec des demandes de doigtés spécifiques (notamment pour les violons) aussi incisives que difficiles, dont s’acquittent brillamment tous les pupitres de l’Orchestre Philharmonique de Radio France.
Suivait le Deuxième Concerto pour violon de Dimitri Chostakovitch. Moins souvent joué que le premier, probablement parce qu’il est moins spectaculaire et permet moins au soliste de briller, il n’en demeure pas moins un des chefs-d’œuvre de la dernière période de Chostakovitch, celle de l’approche de la mort. Son écriture devient plus dépouillée, sa musique quelque peu énigmatique et difficile d’accès à la première écoute.
Pourtant, surtout avec une interprète telle qu’Isabelle Faust, quelle émotion ! Son jeu, à la fois intense et sobre, convient à merveille à cette œuvre complexe et intérieure. Elle trouve le moyen de raconter des histoires différentes avec du matériau musical similaire, mais qui arrive dans des contextes différents. Elle peut avoir des sonorités rugueuses, rauques, ou au contraire aériennes ou chatoyantes, toujours parfaitement maîtrisées.
L’entente avec Pablo Heras-Casado et l’orchestre est optimale. Il dirige simplement, de façon très expressive mais contenue, à l’unisson avec la soliste. Elle semble par moments accompagner, en toute humilité, les interventions de l’orchestre et de ses solistes, lesquels paraissent captivés par la musique de Chostakovitch. Mention spéciale au premier cor Alexandre Collard, impeccable techniquement, et qui se permet de prendre des risques avec des nuances et des attaques tout en douceur. Au passage, nous pouvons louer tout le pupitre de cors. Alors qu’ils sont les seuls de cette famille dans l’orchestre, plus d’une fois, nous avons eu l’impression d’entendre tout un ensemble de cuivres, avec des trompettes et des trombones.
Il y a une cadence dans chaque mouvement : Isabelle Faust est capable de passer d’un mode de jeu à l’autre à une vitesse stupéfiante. Quelle science du violon !
En bis, elle joue la Fantasia pour violon seul en ut mineur, Con discretione (et non pas, comme annoncé sur France Musique, celle qui figure dans son enregistrement récent « Solo ») du compositeur du début du XVIIIe siècle, d’origine italienne et installé à Vienne, Nicola Matteis Junior. Bien qu’elle joue sur un violon moderne, elle intègre sa pratique de la musique « historiquement informée », en une merveilleuse synthèse. Dans cette longue (pour un bis) pièce d’une infinie délicatesse, son jeu paraît parfois tellement irréel qu’il fait penser à ces statues en marbre avec des voiles qui parviennent à donner l’illusion la transparence. Le silence, dans la salle comme sur scène, est impressionnant.
Après l’entracte, la Première Symphonie, dite « Rêves d’hiver », de Piotr Ilitch Tchaïkovski. Sans être tout à fait inédite au concert, il est certain que nous avons moins souvent l’occasion de l’entendre que les Quatrième, Cinquième et surtout Sixième, qui font partie d’une sorte de trilogie profondément personnelle et subjective. Dans ses trois premières symphonies, Tchaïkovski se montre plus insouciant, et ses sources d’inspirations ne sont pas encore métaphysiques.
À voir diriger (par cœur) Pablo Heras-Casado, et surtout à l’entendre, on sent son expérience d’ensembles peu nombreux, et spécialistes de musiques de différentes époques. Alors que l’acoustique de l’Auditorium de Radio France est notoirement peu favorable aux grandes masses orchestrales, avec cette manière d’alléger la matière sonore, et de porter une grande attention aux attaques et aux silences (par la maîtrise des résonances), cela sonne très bien.
Dans l’Allegro tranquillo, il canalise les énergies. Il met en valeur, avec un naturel confondant, les fréquents changements d’humeur de ce jeune compositeur qui, plusieurs années plus tard, en fera la marque de fabrique de ses géniales musiques de ballet. Avec ce traitement musical, l’Adagio cantabile ma non tanto a un charme fou. Il dirige sans baguette, et semble « jouer de l’orchestre » à la manière d’un instrumentiste. Ainsi, il peut se permettre les rubatos les plus subtils, et petit à petit la complexité de ce mouvement apparaît.
Le Scherzo est alors bienvenu. Pablo Heras-Casado le rend gracieux et dansant. Il a une manière de souligner les contre-chants qui donne de la profondeur dans la légèreté. Quand le finale commence, avec son Andante lugubre, nous avons l’impression d’un premier essai de mouvement lent en guise de finale, telle que sera la bouleversante Sixième (et dernière) Symphonie (précisément sous-titrée « Pathétique » pour cette raison). Finalement, il n’en est rien. L’Allegro moderato prend la suite. L’énergie des cordes d'abord, puis de tout l’orchestre, est irrésistible. Les musiciens se regardent, se sourient : bonheur partagé !
L’Orchestre Philharmonique de Radio France nous a habitués à donner le meilleur de lui-même. Ce soir, il semble s’être encore surpassé.
Paris, Auditorium de Radio France, 13 février 2025
Pierre Carrive
Crédits photographiques : Christophe Abramowitz / Radio France