Iván Fischer dans l’Eroica : faux-semblants ou leçon de sagesse ?
Ludwig van Beethoven (1770-1827) : Symphonie no 3 en mi bémol majeur, Op. 55. Coriolan, Ouverture Op. 62. Budapest Festival Orchestra, direction : Iván Fischer. 2023. Livret en anglais, allemand, français. 60’39. SACD Channel Classics CCSSA46524
Au sein de la production beethovénienne, Frans Brüggen voyait dans L’Eroica la ligne de démarcation entre classicisme et romantisme, non seulement pour l’esprit mais aussi pour la technique de jeu et la facture impliquée. Dans le quart de siècle consécutif allaient s’inventer l’orchestre et l’orchestration modernes, que théorisera Berlioz. Avec son sens de la provocation coutumier, Thomas Beecham, à qui l’on demandait s’il appréciait l’œuvre en ce qu’elle représenterait une des symphonies les plus triomphantes, répondait que ce qu’il y préférait, ce sont « les mélodies des plus délicieuses ». C’est dans cette polarité entre tradition dix-huitièmiste et audace conquérante que semble se déployer, et hésiter, le présent enregistrement. Lequel nous a incomplètement convaincu… en raison de ses passagères modérations, ou du moins de son artisanat ambivalent, tant par sa parure que son éthique. Notre évaluation globale s’avère néanmoins favorable voire incitative, pour peu qu’on appréhende cette interprétation dans son intégralité.
Alors que le récent témoignage de François-Xavier Roth pouvait exagérer les aspects sensationnalistes de cet opus en une scénographie parfois arbitraire, c’est presque l’effet inverse qui domine ici, par une affadissante sensualité voire une émasculatrice Gemütlichkeit. Plasticité, souplesse, richesse du détail, subtilité des respirations et césures animent la phalange hongroise, depuis longtemps à la main de son maestro qui l’a cofondée. Mais où l’on relève et déplore quelques contradictions organiques au sein de la trame instrumentale, notamment les vifs tracés d’archets tressant sur un manteau de contrebasses osmotiques qui absorbent l’énergie des cordes médianes et aiguës.
Mais surtout : pour quel projet expressif, quelle grandeur, quel sens de l’adversité ? Déployé en dix-huit minutes, incluant certes la reprise d’exposition, l’Allegro con brio fait les frais d’une approche trop tempérante, qui gomme l’évidence. Sans endosser tous les tics HIP qui se focalisent trop sur le détail des coups d’archets et le senza vibrato, sans que la présente prestation trahisse le schéma d’ensemble, on doit cependant avouer que la vigilance dynamique s’exécute ici au détriment de la plénitude. Le discours semble s’évertuer à dompter les énergies au détriment de leur impact ou de leur perspective dialectique, ainsi l’acmé qui s’enlise en plateau sans marquer le pic de tension (8’27-9’11). Parmi les compatriotes d’hier, George Szell à Cleveland (CBS) ou Fritz Reiner à Chicago (RCA) imposèrent des démonstrations plus acerbes ou péremptoires, alors que le façonnage et l’écoute mutuelle entre les pupitres rappelleraient plutôt ici l’art d’un Ferenc Fricsay (DG), y compris pour l’indéniable hauteur de vues.
Autre ambivalence dans la conduite de la Marcia funebre, partagée entre matière pulpeuse et vue en surplomb. L’on y goûtera l’agréable moire des cordes, le suc douceâtre des bois, enrôlés dans une procession qui semble progresser par stations, autant de paliers conservant leur distance envers la célébration mémorielle. Le poignant contrepoint (7’36) garde la tête froide, au sein d’une structure stratifiée qui jusqu’au bout donne l’impression d’assister au commentaire d’une stèle. De l’intelligent ouvrage, en tout cas.
Malgré son entrain, le Scherzo servi par les forces de Budapest ne fonce pas bride abattue et cultive les saveurs pittoresques, délicatement pigmentées chez les souffleurs (hautbois, flûtes, bassons, en subtil commerce de timbres), sans forfanterie chez les cornistes qui soignent la veinure (2’42). Intéressante étude en demi-caractère. Le Finale s’éveille lui-aussi dans un fertile creuset, suscitant l’attention par un laboratoire de textures et couleurs recherchées, et des phrasés ingénieux (2’57-) qui interrogent chaque variation comme un tiroir à secret. Certes les exhibitions attendues, l’ivresse rythmique (les talonnades magyares à 4’33, un peu rabotées) tendent à faire long feu, au point que la conclusion sans véhémence ni panache pourrait être celle d’un Andante con variazioni haydnien. Mais sur la durée l’industrie inculquée à cet Allegro molto, à défaut du pétillant humour d’un Bernstein à New York (CBS), réussit du moins à partager nombre d’idées révélatrices voire neuves –une gageure pour ces pages maintes fois entendues.
Parfaite illustration musicale de ce qu’Iván Fischer consigne dans sa notice : « il semble que le but de notre héros était un monde paisible, et que tous ses combats et luttes visaient à un bonheur serein », ajoutant le souhait que tous les dirigeants du monde s’inspirent de la sagesse de cette Eroica. Cette altruiste et savante conception rachète à elle-seule les déceptions envers quelques intrigues trop didactiques dans les deux premiers mouvements, mais elle les explique aussi rétrospectivement. Le chef hongrois sera du moins parvenu à instiller ses intuitions, entre faux-semblants et tiers-lieux, qui régénèrent l’attrait du mélomane, et accréditent l’observation prêtée au Cardinal de Retz, selon laquelle « on ne sort de l'ambiguïté qu'à son détriment ».
Timbales sourdes, basses roulantes, masse diffusive transpercée de gras sursauts : le traitement instrumental réservé à Coriolan s’infléchit vers la furtivité, la sinuosité mendelssohniennes de La Grotte de Fingal : même si la puissance est là, et que ce magma n’est pas sans rappeler la gestion intestine d’un Wilhelm Furtwängler, l’empreinte fatidique mériterait une poigne plus ostensible comme, sans remonter aux mânes discographiques, Paavo Järvi en montra récemment l’exemple dans son superbe disque d’Ouvertures gravé avec son élite chambriste de Brême (RCA).
Christophe Steyne
Son : 9 – Livret : 8,5 – Répertoire : 10 – Interprétation : 8,5