Jean-Pierre Armengaud : D’Indy au piano !

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Hérault de la musique pianistique française avec ses intégrales Satie, Debussy et ses nombreux enregistrements consacrés à Roussel, Poulenc, Louis Aubert,… Jean-Pierre Armengaud publie un enregistrement consacré à Vincent d’Indy (Grand piano) avec rien moins que sa redoutable Sonate pour piano, partition d’une durée de quarante-cinq minutes. Jean-Pierre Armengaud revient sur ce projet et la place de d’Indy dans la musique française.

Comment avez-vous conçu le projet d’enregistrer un album centré sur ces œuvres de Vincent d’Indy ?

C’est d’abord le souci de rendre justice (avec d’autres, je l’espère…) à une des rares grandes sonates de la musique française pour piano et, je le pense, à une des meilleures œuvres pour l’instrument. Dans l’entourage d’Yves Nat, où j’ai étudié, d’Indy était considéré comme un des grands maîtres de notre musique, bien que la plus grande partie de son œuvre soit méconnue, emportée par le cataclysme de la guerre de ‘40 et le vent des nouvelles idéologies musicales. J’ai failli plusieurs fois jouer la Symphonique « concertante » sur un chant montagnard français », mais l’un des orchestres a préféré me demander de jouer les Variations symphoniques plus célèbres de son maître César Franck…

Trouvée dans des archives grand-maternels, la Sonate de d’Indy n’a pas quitté ma pile de partitions proches jusqu’au jour où, dans les années ’80, les organisateurs d’un colloque sur Saint John Perse à Aix-en-Provence ont découvert que le poète mettait d’Indy en tête de ses musiciens préférés et m’ont demandé de jouer un large extrait de la Sonate, que j’ai donc travaillée ensuite par petits bouts sur un temps assez long. Et puis un jour, je me suis demandé si j’étais capable de maitriser le flux et l’univers musical mouvementée de cette œuvre de 45 minutes, de restituer l’unité de cette grande forme dans sa diversité d’écriture et ses paroxysmes de virtuosité, tout en ménageant les respirations indispensables. Peu de références s’offraient à moi, si ce n’est les allusions à la mythique création de la Sonate par la pianiste Blanche Selva, dont il ne reste… aucune trace sonore ! C’était un vrai chalenge que méritait bien cet « Annapurna » du piano dans mon parcours musical à travers la prodigieuse diversité de la musique française…

 Comment la musique pour piano de Vincent d’Indy s’intègre-t-elle dans la musique française pour piano de la fin du XIXe et du début du XXe siècles ? 

La Sonate en mi de 1907 représente une sorte de point d’équilibre entre les tentations nostalgiques et les désirs modernistes de la grande musique française. Disons tout d’abord que cette musique met l’expressivité avant toute scholastique (ce qui va à l’encontre de l’image de chef d’école rigoureux, intraitable, parfois sévère dont on affuble Vincent d’Indy). Cette constante expressivité fait vivre naturellement de multiples influences, qu’il s’agisse des longues courbes chromatiques inspirées de Wagner, de l’écriture au piano d’esprit symphonique avec son épaisseur contrapunctique et ses raccourcis hérités de Beethoven (dans le premier mouvement), ses élans fusionnels parfois schumanniens dans le 3e mouvement, son ingénuité douloureuse dans le milieu du 2e mouvement qui évoque Schubert, ses quelques chevauchées lisztéennes (certains y ont vu la volonté de composer une monumentale sonate de Liszt à la française), sa gigantesque progression « organistique » finale qui pourrait trouver place dans les Tableaux d’une Exposition de Moussorgski…D’autre part l’inspiration de d’Indy est accueillante à certaines évolutions impressionnistes, néo-classiques (déjà en 1908…), modernistes de son époque : enharmonies fauréennes et rythmique ravélienne (notamment dans le début du 2e mouvement qui évoque, 30 ans avant sa composition, la toccata du final du Concerto en sol de Ravel… !) avec même quelques envolées lyriques proches de Rachmaninov… !

Toutefois le socle d’inspiration de la sonate est d’abord celui d’un parcours introspectif (d’autant plus sensible qu’il intervient au moment où d’Indy vient de perdre son épouse) qui en fait de façon étonnante, et malgré certains grands déballages de virtuosité, presque une œuvre de musique de chambre, avec de longs moments intimistes, de questionnements, de doute. Cette musique est bien de son temps entre certitude et doute - même si le final de la sonate laisse s’épanouir une grande marche vers l’espoir, aux côtés de Chausson, Duparc, du Roussel du début (Résurrection par exemple), du jeune Lekeu, de certains accents de Gabriel Dupond et des irisations debussystes…C’est avec d’Indy et le Debussy de maturité que la musique française va basculer de la littérature vers la peinture, mais c’est une autre histoire…

Dans mon imaginaire, d’Indy est un grand coloriste de l’orchestre avec des œuvres chatoyantes et comme le génial Poème des rivages, sa musique pour piano est-elle aussi ‘coloriste” ?

Oui, la musique pour piano de d’Indy donne également l’impression, lorsqu’on la joue, qu’elle est plus proche de la couleur que de la rhétorique, déployant des couleurs de légende, comme dans les fonds de tableaux anciens, mais aussi des portraits d’atmosphères, des évocations, des ciels et des paysages (liés souvent à son identité ardéchoise) traités sans pittoresque mais avec de longs panoramiques sonores aux correspondances picturales.

 Sur ce disque vous proposez la Sonate en mi, œuvre qui impressionne par ses dimensions et sa durée (près de trois-quarts d’heure). Pouvez-vous nous parler de cette œuvre et de ses particularités ?

Ce n’est pas le lieu ici de faire une analyse exhaustive (qui s’y risquerait… ?) de cette œuvre monumentale, très complexe et longuement pensée, aux kyrielles de thèmes cycliques dérivés ou opposés les uns aux autres, aux échappées parfois surprenantes, remplie de questions-réponses et apartés, aux récurrences mémorielles qui intègrent comme par exemple chez Marcel Proust ou James Joyce ou en musique dans la sonate et les œuvres du dernier Liszt le ressenti de ce qui vient de se passer, le miroir du présent dans le passé…, et dont la logique se trouve davantage dans la coloration psycho-sonore d’un temps d’écoute que dans la logique d’un discours…Comme si la musique était rattrapée par l’écho des rêves et des cauchemars du passé et les oscillations troublantes du temps présent qui passe si vite sans pouvoir le retenir… !

Ce disque est-il le premier d’une intégrale d’Indy ?

Je ne sais pas, je ne suis pas sûr…Cette Sonate plane tellement au-dessus de toutes les autres qu’il est difficile d’en rassembler d’autres à côté d’elle…. En revanche, il y a tellement d’autres œuvres magnifiques de d’Indy…

Votre impressionnant legs discographique est centré sur la musique française. Comment avez-vous construit un tel parcours discographique ?

Les opinions (souvent dérangeantes, notamment en France) sur la musique française, m’ont incité à tenter d’en explorer la prodigieuse diversité. Et je le dis sans aucun chauvinisme, parce que j’ai commencé par une intégrale d’Erik Satie que sous-entend une formidable vision critique « à l’emporte-pièce » de la musique de son époque, et parce que le génie de la musique française réside le plus souvent non pas dans cet « esprit bien français » qui lui colle à la partition…, mais dans sa faculté de s’ouvrir aux autres cultures musicales et sa capacité à les intégrer avec une inspiration particulière faite de suggestions, de distance poétique, de quintessence déréalisée (pensons que Debussy n’avait jamais mis les pieds en Espagne…), d’équilibre aussi, bref de correspondances multiples. J’ai joué et enregistré bien d’autres compositeurs que ceux que vous citez, et plus j’avance, plus je découvre, en dehors des chefs d’œuvre, quelques « perles » que, pour certaines, j’ai déjà enregistrées : citons Le Marchand de sable qui passe de Roussel…, la version-piano des Biches de Poulenc, Sillages et la sonate violon-piano de Louis Aubert, la Comédie lyrique Diane au Bois de Debussy…

Vous avez enregistré Ravel, Debussy, Roussel, Satie, Poulenc, Aubert, Milhaud. Est-ce qu’il existe un art français de la musique pour piano ?

Existe-t-il un Art français ? Je ne sais. Il est extrêmement divers, à l’image de notre pays et de ses imaginaires. Mais dans tous les cas, un maitre-mot d’interprétation demeure : il faut l’aborder avec « esprit »…Ce n’est pas facile mais toujours très stimulant… !

Vous êtes également l’auteur d’ouvrages sur Debussy et Satie ? Comment ce travail de rédaction nourrit-il vos interprétations ?

 Je ne peux écrire sur la musique qu’après l’avoir jouée pendant des centaines d’heures, l’avoir enregistrée, bref totalement intégrée à mon ADN musical. Bien sûr la musique dit par elle-même bien plus que tous les mots sur elle. Mais il est vrai qu’ensuite, peut-être parce que l’exécution pianistique mobilise en vous une énergie inattendue et vous laisse vide d’une expression du moment que vous ne retrouverez pas, j’éprouve le besoin d’en parler avec des mots, non pas pour décrire ou expliquer la musique mais, comme disait mon maitre Wladimir Jankélévitch dont j’ai eu l’honneur d’illustrer quelques-unes des conférences musicales, pour créer avec les mots et les phrases comme un « équivalent » créatif, un monde en soi qui a l’illusion de retenir un peu de cette musique qui s’est échappée de vous pour toujours…Puis parfois quelques mots peuvent aider un auditeur à trouver le chemin des éblouissements sonores que nous avons eu la chance de ressentir avant lui… !

 Le site de Jean-Pierre Armengaud : www.jeanpierrearmengaud.fr

 A écouter :

Vincent d’Indy (1851-1931) : Sonate pour piano ; Tableaux de voyage. Jean-Pierre Armengaud. 1 CD Grand Piano. GP 756

 

 

Crédits photographiques : Nikki Gibbs

 Propos recueillis par Pierre-Jean Tribot

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