Jennifer Pike : un violon captivant The Polish Violin, Vol.2.
The Polish Violin, Vol.2. Karol Szymanowski (1882-1937) : Sonate en ré mineur Op. 9, La Berceuse d’Aïtachio Enia Op. 52, Trois Caprices de Paganini, Op.40. Irène Regina Wieniawska (1879-1932) : Sonate, Tango . Grażyna Bacewicz (1809-1869) : Caprice polonais pour violon seul. Jennifer Pike, violon ; Peter Limonov, piano. 2020. Livret en français, anglais et allemand - CD Chandos CHAN 20189
Lorsqu'on pose sur son lecteur le CD d'une jeune violoniste dont le nom vous est inconnu, on ne peut éviter de se laisser traverser par un doute... sera-t-elle encore une de ces jeunes virtuoses dont la maîtrise technique éblouit mais dont l'esprit musical déçoit ?
Inutile précaution : dès les premières mesures de la Sonate de Szymanowski, on entend un archet généreux et expressif, mais surtout une musicienne pleine d'idées interprétatives et à la maturité peu commune chez une trentenaire. Elle possède de façon innée ce « duende », ce charme mystérieux dont parlait García Lorca pour une performance artistique réussie. Son partenaire pianistique est de tout grand niveau, le son est chaleureux et sa justesse stylistique frappante. Précaution inutile... et méconnaissance, car Jennifer Pike (dont la mère est polonaise) a déjà plus d'une quinzaine de disques à son actif, dont un premier volume avec le même titre consacré à de la musique de Szymanowski (les célèbres Mythes), Wieniawski, Moszkowski et Karlowitz. La plupart chez Chandos et, si je n'ai pas pu les écouter transversalement, leurs programmes suscitent certainement l'intérêt. Tout comme celui-ci, contenant des œuvres capitales non pas de la musique polonaise, mais de la musique tout court. Szymanowski, dans sa Sonate pour violon, suscite bien plus de questions qu'il ne donne de réponses comme le feraient Ravel ou Bartók, mais ce questionnement est le même que celui qui conduira Schönberg au dodécaphonisme ou Hindemith à son mélange particulier de passé et d'avenir, ou encore Stravinsky, Prokofiev et Chostakovitch à un néo-classicisme bien tranché. L'œuvre est vraiment riche, dans des atmosphères souvent diffuses et sombres, mais possède une force expressive qui atteint des climax grandioses. Pike et Limonov en sont des complices idéaux. La Berceuse d'Aïtacho Enia trouve son nom basque dans la dénomination de la villa atlantique où elle fut écrite.
C'est une pièce sereine qui laisse rêver à des instants de bonheur sans ombrages. L'archet de Pike fait des miracles dans ce type d'écriture : le son est ample, délicat, les nuances sans fin. Tout comme dans le Tango de Poldowski : c'est bien de la musique de salon mais... quel bonheur d'écouter cela ! Poldowski n'est que le pseudonyme de la Bruxelloise Irène Régine Wieniawska, oui, la fille du grand violoniste Henryk Wieniawski, qui enseignait à l'époque au Conservatoire de Bruxelles. Elle n'a pas vraiment connu son père, mort pendant sa première année de vie, mais son talent est incontestable : sa Sonate de 1912 est une œuvre incontournable du violon au XXe siècle et j'ai du mal à comprendre -ou plutôt à en accepter le caractère discriminatoire- son absence quasi absolue de la programmation musicale. Tout comme ses fabuleuses mélodies sur des textes de Verlaine. Il est vrai qu'elle a mené une vie paisible à la campagne anglaise et que, dans une certaine mesure, elle n'a probablement pas lutté pour rendre publique son activité de compositrice de premier ordre mais, d'un point de vue bruxellois, on mérite le blâme pour ne pas avoir mis à l'honneur plus souvent l'une de nos plus merveilleuses créatrices.
Le CD contient aussi le Caprice pour violon seul de Grażyna Bacewicz, brillante violoniste et pianiste (elle signa un enregistrement de la partie pianistique de sa magnifique Sonate pour violon, malheureusement absente ici) dont la musique est riche et très affirmée, et des arrangements surprenants pour violon et piano de trois Caprices de Paganini signés par Szymanowski. Lequel ne choisit pas d'en souligner le caractère brillant, mais il s’en alla chercher les côtés les plus sombres de ce compositeur pour y ajouter un habillage pianistique qui met l'accent sur cet aspect « diabolique » qu'on aime attribuer au compositeur. Le résultat vaut bien le détour car, pour une fois, un arrangement de ce genre n'est pas décevant ou inutile. Avec des tels interprètes, on ne se lasse pas d’écouter et réécouter cette musique. On ressent l'admiration que Limonov porte à sa partenaire en adoptant sans ambages son esthétique. Mais il serait un pari intéressant d'écouter Pike avec un partenaire plus tranchant qui créerait une dissociation de style. Le livret contient deux articles pertinents de Jennifer Pike elle-même et de Nigel Simeone.
Son 9 - Livret 9 - Répertoire 9 - Interprétation 10
Xavier Rivera