Julien Libeer, face à Mozart
Notre compatriote Julien Libeer fait paraître un album un peu solo mais surtout chambriste consacré à des partitions de Mozart (Harmonia Mundi). Le pianiste est en compagnie de Pierre Colombet, violin ; Eckart Runge, violoncelle et Máté Szücs à l’alto. Ce quatuor de brillants musiciens livre une prestation exceptionnelle, ce qui nous a donné envie d’en savoir plus et de poser quelques questions à Julien Libeer.
Vous êtes le dénominateur commun d’un album chambriste consacré à des œuvres de Mozart. Pourquoi choisir Mozart à ce moment de votre carrière?
On ne m’attribuera aucun prix d’originalité si je vous dis que Mozart m’accompagne depuis ma tendre jeunesse, et que notamment ses opéras comptent parmi mes plus intenses souvenirs d’enfance. Ce n’en est pas moins la vérité pour autant, et il fallait bien un jour que je fasse quelque chose avec cette fibre qui est à la racine de mon chemin de musicien. J’ai attendu avant de lui consacrer une monographie entière, car je voulais le faire dans un programme pertinent, et surtout avec les bonnes personnes. Il se trouve que les étoiles se sont alignées à ce moment-ci !
Dans le booklet du disque, vous écrivez “demandez à un musicien de vous parler de Mozart, il y a fort à parier qu’il peinera à dire quelque chose”. Pourquoi Mozart semble si difficile à caractériser par des mots ?
Si j’avais une réponse claire à ça, je n’aurais pas écrit cette phrase ! Peut-être parce que toutes les choses dont il est facile de parler en musique ne s’appliquent pas directement à Mozart.
Son intelligence est aussi fulgurante mais moins ouvertement intellectuelle que Bach ; son évolution esthétique est plus subtile que celle de Beethoven ; à l’exception de Haydn aucun de ses contemporains ne lui arrive à la cheville, donc difficile de le comparer ou le mettre en contexte ; et puis sa musique n’a rien d’idéologique ou pamphlétaire : elle n’incarne aucune révolution tonitruante, elle n’est pas à l’origine d’une école quelconque.
Parler de Mozart signifie donc parler réellement, et uniquement, de musique. Est-ce vraiment possible?
On dit souvent que Mozart est un juge de paix pour les musiciens, un compositeur avec lequel il est impossible de tricher. Partagez-vous cet avis ?
Il a en effet rendu fou les plus grands… Perplexe, Richter se demandait pourquoi une gamme toute bête devenait si difficile dès qu’elle se trouvait dans une œuvre de Mozart… Rubinstein disait que quand on le joue, « soit c’est un miracle, soit ce n’est pas du Mozart » - ce qui met la barre un peu haute, mais n’est probablement pas faux…
On pourrait retourner le problème dans tous les sens pendant des pages entières, mais disons qu’il y a peu de compositeurs qui demandent à ce point de dépasser la matière. En ce sens, Mozart n’est pas tant un style qu’un état d’esprit.

A écouter le disque, j’ai l’impression que vous défendez avec vos partenaires, une approche très dosée et réfléchie, qui refuse tout excès, à commencer par ces boosts énergiques auxquels de nombreux musiciens qui revendiquent une approche historiquement informée cèdent trop souvent ?
Il semblerait que nous nous soyons assez naturellement trouvés dans une esthétique qui ne sacrifie pas le chant sur l’autel de l’énergie. Il ne s’agit pas non plus de nier la vitalité permanente de la musique pour autant - c’est d’ailleurs une des grandes leçons sur Mozart que je retiens de Maria-João Pires : trouver le juste milieu entre effervescence et lyrisme. S’il s’endort, ça devient une musique bourgeoise sans piment. S’il devient hystérique, tout le caractère est gommé.
Aux musiciens de faire leur travail de funambule !
Vous et vos partenaires, jouez des instruments modernes. Etes-vous tentés par la pratique d'instruments historiques ?
Je suppose que nous y avons tous un peu touchés, même si pour ma part jamais sur scène. L’instrument historique, c’est un métier à part entière. Mais même ceux qui, sur scène, s’en tiennent aux instruments modernes ont des choses à apprendre du contact avec les instruments anciens, et je connais peu de musiciens de ma génération qui s’en tiennent loin.
Est-ce que vous avez déjà un autre projet de disque en préparation ?
Oui, il y a une virée Ravel qui s’annonce pour l’automne. Mozart ayant été l’exemple absolu de Ravel, il paraissait cohérent de travailler sur les deux simultanément : ce sont deux mondes aristocratiques, d’une invention mélodique intarissable, expressive mais jamais vulgaire, et dont l’absence de coutures visibles tient du miracle.
Au disque, il s’agira essentiellement d'œuvres pour piano seuls, mais mes vieux comparses Lorenzo Gatto et Bruno Philippe viendront en soutien pour quelques plages.
Le site de Julien Libeer : https://www.julienlibeer.net/
Crédits photographiques : Diego Franssens
Propos recueillis par Pierre-Jean Tribot