Julien Libeer, un pianiste dans son temps
Le jeune pianiste belge Julien Libeer est un talent qu’on s’arrache. Repéré dès 2010 par l’Union de la Presse musicale belge, ce musicien complet passe avec aisance du récital au concerto en passant par la musique de chambre. Crescendo Magazine vous propose de rencontrer un artiste engagé sans son époque, alors que sort un album assez disruptif consacré à Mozart et Lipatti.
Vous proposez sur cet album le concerto de Dinu Lipatti ? Une oeuvre fort rare, comment l’avez-vous découverte ?
J’ai eu un grand coup de foudre pour Lipatti pianiste quand j’étais étudiant au conservatoire. Du coup, avec l’enthousiasme propre aux jeunes amoureux, je me suis plongé dans sa discographie, sa biographie, j’ai donc inévitablement découvert qu’il avait également été compositeur. Quand j’ai fait mon premier disque, j’avais déjà décidé de le ‘remercier’, pour le dire ainsi, en y incluant quelques pièces solo, aux côtés de Ravel -autre compositeur à la pensée limpide.
Ce concerto est un pastiche. Est-ce que ce type “d’exercice de style” a encore un sens à une époque qui voit les éditions Urtext s’imposer comme une norme ?
On ne s’empêche pas de jouer la symphonie classique de Prokofiev ou Pulcinella de Stravinsky, alors pourquoi se gênerait-on pour le concertino de Lipatti, fût-il de style classique? Peut-être que le néoclassicisme est une curiosité esthétique et, au vu de l’histoire, un peu une impasse. Mais cela n’empêche pas certaines œuvres d’être belles et originales à leur manière. Je pense d’ailleurs que ce n’est pas tout à fait rendre justice à cette oeuvre que de la qualifier de simple exercice de style. Elle est d’esprit classique par sa coupe très claire, son humour, sa légèreté mélancolique. Mais sa substance est indéniablement moderne -les harmonies sont audacieuses, les rythmes issus du folklore roumain, la façon d’écrire pour le piano bien personnelle. Ce n’est pas d’une perfection céleste comme du Mozart, mais au nom de quoi se priverait-on de son charme pour autant ?
Pourquoi coupler ce concerto avec le n°27 de Mozart ?
L’idée était surtout de coupler le Lipatti avec un concerto de Mozart. Le choix spécifique du 27e s’est fait en fonction de ma petite tendresse personnelle pour cette pièce, même si ce n’était pas le choix de plus évident car c’est peut-être le concerto plus dépouillé du compositeur, et il faut l’assumer comme tel.
Dans Mozart, les références discographiques sont nombreuses. Comment aborde-t-on, en tant que jeune pianiste, une telle oeuvre ? Est-ce que les enregistrements “historiques” ‘(Casadesus, Schnabel, Curzon, Anda,...) sont des sources d’inspiration pour vous ?
Mon idée générale de Mozart s’est plutôt faite à travers ses opéras, qui m’ont tellement obsédé quand j’étais enfant. Bien sûr, j’adore les enregistrements, et j’ai occasionnellement réécouté untel ou untel à l’approche de l'enregistrement (je me suis particulièrement intéressé à la discographie mozartienne sur pianoforte). Cela dit, je n’ai jamais eu l’impression qu’on se fait son idée profonde d’une oeuvre particulière en écoutant ce que les autres y font. Après tout, un musicien travaille à partir d’un texte et lui apporte ce qu’il peut. Comme le disait un de mes professeurs : « on n’apprend pas à jouer mieux un morceau en écoutant des enregistrements, qu’à peindre en regardant la Joconde ».
Pour ce disque, vous avez opté pour le piano à cordes parallèles du facteur belge Chris Maene. Pouvez-vous nous en dire plus sur ce piano ? Et bien sûr, pourquoi ce choix ?
Chris Maene a conçu cet instrument pour Daniel Barenboim qui rêvait d’un instrument combinant des éléments du piano moderne avec le principe des cordes parallèles du pianoforte. L’instrument me plaît, il est très différencié dans tous les registres et, Dieu merci, ne se met pas à hurler pour un rien comme certains de ces tanks modernes ! Pour un disque qui décline le classicisme dans des formes anciennes et plus récentes, le choix d’un piano hybride combinant le meilleur des deux mondes me paraissait pertinent.
Vous êtes également un acteur du projet “Singing Molenbeek”. Pouvez-vous nous en dire quelques mots ? Qu’est-ce que ce type de projet vous apporte artistiquement ? Est-ce qu’un engagement sociétal est indispensable à un artiste classique en 2019 ?
« Singing Molenbeek » est un projet fondé il y a quelques années par un ami, et je l’ai rejoint très vite. Nous organisons du chant choral dans plusieurs écoles primaires de cette commune “célèbre” pour plein de mauvaises raisons, dans le but d’initier le plus d’enfants possible à une pratique musicale de haut niveau. On le fait parce qu’on y croit et, personnellement, cela m’apporte beaucoup de m’engager pour des enfants. Leur énergie musicale a quelque chose de libérateur et d’inspirant. Cela dit, j’ai horreur des postures messianiques pour prétendre que le destin du musicien actuel soit de devenir travailleur social. Il me semble que notre rôle, c’est d’abord d’essayer de maintenir un certain niveau de beauté dans le monde. Il y a plein de façons de remplir ce devoir - à chacun d’agir selon son tempérament.
Le site de Julien Libeer : www.julienlibeer.net
Propos recueillis par Pierre-Jean Tribot
Crédits photographiques : Julien Libeer © Ahos