Klarafestival: Patricia Kopatchinskaja et Fazil Say, now or never

par

Patrica Kopatchinskaja
2023
Photo: Marco Borggreve

"We are now". Telle est l’accroche de la vingtième édition du Klarafestival, qui s’est ouverte le 20 mars à Bruxelles. Notre perplexité initiale face à ce slogan sibyllin, qui résonne a priori comme une lapalissade, s’est dissipée ce mardi au regard du programme qu’avaient concocté Patricia Kopatchinskaja et Fazil Say, et surtout de leur jeu d’une incroyable modernité.  

"Il n’y a sans doute rien de mieux que de respecter, admirer et étudier les morts illustres; mais pourquoi, de temps à autre, ne pas vivre aussi avec les vivants", affirmait Franz Liszt. Une proposition qui devient d’autant plus évidente à l’aune du propos de Charles Munch: "La musique contemporaine n’est-elle pas l’expression de notre temps ? Elle devrait être celle que l’on comprend le mieux. » 

Say et Kopatchinskaja sont de ceux qui savent rendre hommage aux génies qui nous ont précédés tout en vivant pleinement à leur époque. Ils nous l’ont encore montré ce soir, non seulement en proposant deux œuvres contemporaines aux côtés de « classiques » du répertoire des siècles derniers, mais aussi en jetant des ponts entre les unes et les autres et en s’efforçant de livrer des œuvres du passé une interprétation d’une profonde actualité, à mille lieues d’une lecture routinière, dont leurs personnalités hors normes n’auraient pu s’accommoder.      

Artiste en résidence du Klarafestival, Patricia Kopatchinskaja joue en tandem avec Fazil Say depuis une vingtaine d’années. « Fazil est une force tectonique », dit-elle à propos du pianiste turc. « Elle raconte une histoire comme personne », dit-il au sujet de la violoniste moldave.

Achevés il y a cent-dix ans, les Mythes Op. 30 de Karol Szymanowski demeurent profondément modernes. Le compositeur polonais annonçait à juste titre avoir créé dans ce cycle un « nouveau mode d’expression pour le violon ». Géniteur du violon impressionniste, Szymanowski y déploie, en effet, un large éventail de techniques de jeu et de timbres: harmoniques, trilles dans le suraigu, cascades de triples croches, glissements rapides de doubles cordes, micro-intervalles. Autant d’effets qui - à l’exception des derniers - n’étaient pas nouveaux mais que Szymanowski fut le premier à conjuguer: dans les passages en doubles cordes, l’une des deux notes peut être trillée; les trilles peuvent être joués sul ponticello; les tremolos peuvent être combinés à des glissandos, qui peuvent l’être à des harmoniques. La virtuosité, cependant, n’est jamais gratuite, mais au service de la plus sincère expression. 

À propos de ce cycle particulièrement novateur pour le violon, Szymanowski écrivit au violoniste américain Robert Imandt qu’il s’agissait d’une œuvre "dans laquelle je suis enclin de donner la plus grande liberté à l’inspiration de l’interprète qui a du talent". Et, de talent, Kopatchinskaja et Say ne manquent pas. 

Le premier des trois mythes, La fontaine d’Aréthuse, demeure l’exemple le plus célèbre de l’impressionnisme szymanowskien. Il débute ppp, delicatamente, sussurrando, flessibile. Au piano, Say se fit peintre et sculpteur, esquissant avec délicatesse les calmes iridescences des premières mesures, modelant avec bonheur d’énigmatiques tremolandos, forgeant à l’aide de la pédale un merveilleux halo sonore. Kopatchinskaja, quant à elle, restitua dans ses soliloques ce que Didier Van Moere appelle si justement le « mystère insondable d’une musique vivement gestuelle ». En matière de gestuelle, Kopatchinskaja s’y connaît ! Conteuse hors pair, hantée par la partition, elle vit la musique, sautille, bondit, se dandine, se recroqueville, interpelle le public du regard. Dans le langoureux Narcisse, au rythme de sicilienne, les deux protagonistes mirent autant de profondeur que de sensualité, se souvenant peut-être de ce que Szymanowski signa aussi un roman homosexuel, Ephebos, dont il reste un fragment exposant sa croyance dans l’interdépendance entre amour charnel et fécondité artistique. Sublimant les jeux constants d’échos et de miroirs qui émaillent la pièce, les duettistes attachèrent un soin particulier aux contrastes dynamiques et aux effets d’ombre et de lumière. La puissance redoutable de leur expressivité déferla sans retenue dans le scherzo, Dryades et Pan, truffé de staccatos, de hauteurs de son oscillantes, de quarts de ton par-dessus et par-dessous la corde de sol et d’harmoniques arpégés et d’intervalles souvent joués portando. Les démanchés d’une intonation irréprochable, la brillance et les sonorités cristallines du violon de Kopatchinskaja furent proprement éblouissants.  

Au terme de ces trois pièces aussi pyrotechniques que poétiques, les deux musiciens, par ailleurs compositeurs assidus, livrèrent chacun au public de Bozar l’une de leurs œuvres, en création mondiale. Ils prirent la plume il y a un mois, chacun de son côté, conservant le secret le plus absolu l’un envers l’autre quant à l’avancée et au cours de leurs travaux. Etrangement, ils s’aperçurent en fin de compte que les dernières mesures de leurs compositions respectives étaient similaires. "Ma pièce est plus abstraite que celle de Fazil", confie Kopatchinskaja; "je ne sais toujours pas très bien moi-même comment je dois la jouer". Say, pour sa part, avait pris soin d’avertir l’assistance avant le concert: "la musique ne doit pas nécessairement être belle, elle peut aussi être laide, dramatique, triste, douloureuse. Même celle de Beethoven n’est pas uniformément charmante". Et la violoniste de surenchérir: "Dans une salle de concert, la musique ne doit pas être seulement divertissante; nous n’allons pas au concert pour boire un verre entre amis avec de la musique de fond".

"Il y a de la musique qui vient d’elle-même à nous, et de la musique qui attend de nous que nous allions vers elle", déclarait l’auteur des Années de Pèlerinage. Les deux nouveautés de ce soir relèvent indubitablement de la seconde catégorie. Signée "Patkop" (nous ne vous ferons pas l’affront de préciser qui se cache derrière ce pseudonyme), UniSolo est en trois mouvements, dont le second est intitulé "Leicht wie ein Hauch": léger comme un souffle. On dénombre dans cette partition détonante, plus expressionniste qu’impressionniste, la quasi-totalité des effets mis en œuvre dans les Mythes szymanowskiens: harmoniques, glissandos de doubles cordes, pizzicatos, intervalles disjoints très distendus. Le climat du deuxième mouvement, calme, mystérieux, pianissimo et truffé d’harmoniques, évoquerait presque celui de La fontaine d’Artéthuse. Les deux musiciens ont à nouveau articulé au fil de l’œuvre un dialogue aussi virtuose qu’expressif, en parfaite symbiose, mais néanmoins débordant de contrastes.

Ce fut ensuite à la troisième sonate Op. 119 de Fazil Say de se dévoiler. Baptisée Lost Screams, elle exprime les cris intérieurs de l’artiste. "Dans ce monde, nous avons besoin de crier", souligne le pianiste-compositeur. "La musique doit vivre avec son temps. Or, nous traversons une époque tumultueuse, plombée par des dictateurs capables des plus grandes folies sur un coup de tête". Sous-tendue par un motif de seconde mineure faisant office d’ostinato au piano alternant avec des épisodes plus mélodiques, la sonate débute et s’achève marcato, dans la veine de l’Allegro barbaro de Bartók. Le deuxième mouvement, nostalgique, évoque le naï, une flûte en roseau - nouvelle passerelle vers Szymanowski et ses réminiscences de la flûte de Pan. 

Kopatchinskaja et Say connaissent parfaitement la ‘Sonate à Kreutzer’ Op. 47 pour l’avoir enregistrée ensemble chez Naïve en 2008. L’avant-dernière des dix sonates pour violon et piano de Beethoven est également l’une de ses œuvres les plus progressistes. En tant que telle, elle trouvait parfaitement sa place dans le programme conçu par les deux artistes du jour. Au lendemain de sa création, l’Allgemeine Musikalische Zeitung déplorait que Beethoven ait, dans cette sonate, "poussé le souci de l’originalité jusqu’au grotesque" et qu’il s’y soit montré "l’adepte d’un terrorisme artistique"

On sait que c’est, à l’origine, pour le violoniste George Polgreen Bridgetower, né en Pologne d’une mère européenne et du Maure du prince Esterházy, que Beethoven composa, en 1802 et 1803, les deux premiers mouvements de la sonate telle que nous la connaissons actuellement. Ludwig et George les jouèrent le 24 mai 1803 avec un finale prévu initialement pour la Sonate Op. 30 n° 1. C’est sous cette forme que l’œuvre fut publiée en 1805, munie d’une dédicace… au violoniste français Rodolphe Kreutzer qui, la jugeant inintelligible, ne la joua jamais. La partition autographe portait pourtant l’inscription Sonata mulattica, en référence aux origines de Bridgetower. Selon Bridgetower, après la création de l’œuvre, une jeune fille que tous deux convoitaient lui aurait accordé ses faveurs; Beethoven, piqué à vif, aurait alors biffé la dédicace prévue en sa faveur. C’est à la lumière de cette anecdote, plausible quoique non établie avec certitude, que Fazil Say et Patricia Kopatchinskaja élaborèrent, de l’aveu de cette dernière, leur interprétation de la sonate. 

Conçue dans un style concertant, la ‘Sonate à Kreutzer’ est plus brillante qu’aucune sonate pour violon et piano composée auparavant. Passée la brève introduction en la majeur, adagio sostenuto, la violoniste et le pianiste s’élancèrent, têtes baissées, dans le Presto en la mineur, dont ils mirent merveilleusement en relief l’extraordinaire intensité dramatique. Accordant un soin extrême à l’articulation, ils s’érigèrent, une fois de plus, en véritables narrateurs d’un récit bouillonnant. A l’issue de ce tour de force, qui permit à nouveau à la violoniste de faire montre de sa technique étourdissante, celle-ci lança au public un regard espiègle et déterminé. Elle confirma ses dons de dramaturge dans l’Andante en fa majeur, imprimant au thème et à ses quatre variations le mouvement de son corps entiers, chantant et dansant à la manière d’une Barbara Hannigan. Le Presto conclusif mit le feu à l’assemblée. "Pour être capable de bien jouer Beethoven", disait encore Liszt, "il faut un peu plus de technique qu’il n’en exige". Say et Koptachinskaja en ont eu à revendre !

Nul ne s’attendait sans doute, en franchissant les marches de Bozar ce 21 mars, à entendre une énième interprétation policée de la sonate beethovenienne. Gageons que celle, éminemment originale et moderne, des deux immenses artistes de la soirée n’aura pas plu à tout le monde, mais que le maître de Bonn s’en serait délecté.

Personnalités spontanées et volcaniques, Patricia Kopatchinskaja et Fazil Say s’affirment décidément comme l’un des duos les plus prodigieusement originaux de ce siècle. Elle peut se vanter d’avoir retrouvé la quintessence du violon, dont le rôle premier était de faire danser. Lui est un geyser d’une force tellurique maîtrisant les partitions qu’il ébranle sous tous les angles, dirigeant quelquefois, d’une main souple s’envolant dans les airs, l’orchestre imaginaire qui résonne dans son for intérieur. 

Longuement ovationnés, les deux musiciens mirent un terme à la soirée par de fabuleuses Danses roumaines de Bartók, tantôt intimes – le piano de Say se muant ça et là en orgue de verre ou en célesta –, tantôt furieuses et orgiaques. 

Rappelons à nos lecteurs que Patricia Kopatchinskaja se produira encore le 30 mars à Bozar, en clôture du Klarafestival, avec l’Aurora Orchestra, Vox Luminis et Anthony Romaniuk dans une production originale, Dies Irae.

Bruxelles, Bozar, 21 mars 2025

Olivier Vrins

Crédits photographiques : Marco Borggreve

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