La finesse expressive d’Andrey Gugnin pour le piano d’Edvard Grieg

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Edvard Grieg (1843-1907) : Suite Holberg, op. 40 ; Ballade en forme de variations sur une mélodie norvégienne en sol mineur op. 24 ; Pièces Lyriques, Livre 3 op. 43 et Livre 7 op. 62. Andrey Gugnin, piano. 2023. Notice en anglais, en français et en allemand. 76’ 55’’. Hyperion CDA68424.

Après des mazurkas de Scriabine, des préludes et sonates de Chostakovitch et un hommage à Leopold Godowsky, qui réunissait des compositions de plus d’une dizaine de créateurs, dont Blumenfeld, Moszkowski ou von Sauer, albums tous parus chez Hyperion, le pianiste Audrey Gugnin (°1987) propose un programme consacré à Edvard Grieg. Formé au Conservatoire de Moscou par Vera Gornostayeva (1929-2015), Gugnin a été lauréat de plusieurs concours internationaux, dont le Gina-Bachauer à Salt Lake City (USA) en 2014 et celui de Sydney en 2016. Il révèle par le présent choix norvégien son éclectisme et la variété de son répertoire, qui ne néglige pas la musique de chambre.

Edvard Grieg a laissé pour le piano un catalogue fourni, son art étant avant tout poétique, comme le précise Guy Sacre dans son ouvrage La musique de piano (Bouquins/Laffont, 1998, vol. 2, p. 1254) : le miniaturiste qu’est Grieg n’a pas son pareil pour enfermer dans le moins d’espace possible un état d’âme, une confidence, une scène pittoresque, une figure de légende, un paysage. Le même auteur ajoute qu’on n’a rien dit de Grieg tant que l’on n’a parlé que de l’élégiaque, omniprésent certes, avec sa mélancolie, son vague à l’âme si caractéristique. Il faut y adjoindre le rythme, le bond, à commencer par les danses nationales

Le programme d’Andrey Gugnin est une illustration de ces propos circonstanciés. Il débute par la Suite Holberg, l’opus 40 de 1884, qui fera l’objet d’une orchestration pour cordes l’année suivante ; cette dernière fait souvent oublier les cinq pièces pour le piano, entre pastiche et parodie dans le vieux style du temps de Holberg, composées pour le jubilé du poète et dramaturge Ludvig Holberg (1684-1754). Après un vif Prélude, on y relève une Sarabande mélancolique, une plaisante et légère Gavotte, un Air de composante baroque, et un Rigaudon orné. Gugnin insuffle à l’ensemble le charme qu’il réclame, avec une finesse de toucher qui est caractéristique de son jeu. 

Antérieure de près de dix ans, plus ambitieuse peut-être, la Ballade op. 24 de 1875/76, écrite peu de temps après Peer Gynt, consiste en quatorze variations sur une mélodie norvégienne, issue de la collection en douze volumes de musique folklorique rassemblée par le compositeur et organiste Ludvig Lindemann (1712-1787). Dans une période de dépression qui suit la disparition de ses parents et est aussi synonyme de difficultés conjugales, Grieg, à partir d’un thème émotionnel et expressif, élabore un ensemble harmonisé de façon variée. Dans cette partition de vingt minutes, on retrouve des échos de Schumann et de Liszt, des moments brillants, gais ou nostalgiques, des récitatifs ou des envolées inspirées ; c’est l’une des œuvres les plus attachantes du Norvégien. Serge Rachmaninov l’avait inscrite à son répertoire, et Arthur Rubinstein en a laissé un enregistrement qui a fait date, au début de la décennie 1950. Andrey Gugnin en traduit toute la saveur, en maintenant un équilibre entre l’émotion qui affleure souvent et une approche stylistique narrative tout à fait en situation. La Ballade prend sous ses doigts la dimension qu’elle mérite, celle d’un parcours intimement poétique.

Deux Livres issus des dix volumes des Pièces lyriques, publiées entre 1867 et 1901 (66 au total), complètent la séduisante affiche de cet album. Dans ces miniatures, qui ont fait beaucoup pour la réputation de Grieg, c’est à un univers de confidences presque autobiographiques auquel l’auditeur est appelé à participer. On relève dans ces feuillets d’albums des émotions personnelles ou descriptives, ainsi que des allusions au folklore et à la féerie du pays natal. Le Livre 3 op. 43 de 1886, l’un des plus populaires, contient six pièces où voisinent un charmant Oisillon, un Papillon gracieux et un touchant Voyageur solitaire avec un poème d’amour en forme de romance et deux hymnes, au pays natal et au retour du printemps. Grieg en a gravé lui-même deux extraits sur rouleau Welte-Mignon en 1906 (Tacet, 2004).  Quant au Livre 7 op. 62, il est lui aussi riche de six pièces. Le choix de ces deux séries par Gugnin relève d’une logique ; on trouve dans ce recueil publié en 1895 la même atmosphère globale que dans le Livre 3 : rêverie, lyrisme, nature, vision nocturne pleine de douceur, évocation de la terre natale.

Les Pièces lyriques bénéficient d’une large discographie, au sein de laquelle la sélection d’Emil Gilels (pour DG, en 1974) demeure une référence de premier choix. On pourrait citer les signatures de Leif Ove Andsnes (qui joue sur le piano de Grieg dans sa villa de Troldhaugen) , Hakon Austbö, Aldo Ciccolini, Peter Donohoe, Alexander Goldenweiser. Matthieu Idmtal, Cyprien Katsaris, Denis Kozhukin, Daniel Propper… Avec sa gravure réalisée à Londres du 2 au 4 mai 2023, en l’église Saint Silas le Martyr du quartier de Kentish Town, Andrey Gugnin s’inscrit avantageusement, dans cette liste significative, par sa vision sans cesse poétique et par son unité de style, qui souligne avec justesse toute l’émotion d’une musique dont l’apparente simplicité est celle d’un art chaleureusement pudique.  

Son : 9    Notice : 9    Répertoire : 10    Interprétation : 10

Jean Lacroix

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