L’Apocalypse joyeuse de Vienne selon le pianiste Aurélien Pontier 

par

Alfred Grünfeld (1852-1924) : Soirée de Vienne, op. 56. Leopold Godowsky (1870-1938) : Triakontameron, vol. III, n° 11 : Alt-Wien. Otto Schulhof (1889-1958) : Pizzzicato-Polka n° 2Serge Rachmaninov (1873-1943) : Polka. Piotr Ilitch Tchaïkowsky (1840-1893) : Valse-scherzo op. 7 ; Valse sentimentale op. 51 n° 6. Fritz Kreisler (1875-1962) : 3 Alt-Wiener Tanzweisen, n° 2 : Liebesleid. Franz Schubert (1797-1828) : An Die Musik D. 547 ; Valse en si mineur D. 145 n° 6 ; Valse D. Anh. I :14 « Kupelwieser-Walzer ». Adolf Schulz-Evler (1852-1905) : Arabesques sur le thème du « Beau Danube bleu ». Franz Liszt (1811-1886) : Valse oubliée S. 215 n° 2. Gustav Mahler (1860-1911) : Symphonie n° 5 : Adagietto. Arnold Schoenberg (1874-1951) : Sechs kleine Klavierstücke op. 19 n° 6. Maurice Ravel : La Valse. Aurélien Pontier, piano. 2021. Notice en français, en anglais et en allemand. 74’ 10’’. Warner 5054197633492. 

Né à Paris en 1981 dans une famille de musiciens, Aurélien Pontier, qui étudie avec la pianiste espagnole Marta Zabaleta, est remarqué, à peine âgé de douze ans, par Emmanuel Krivine. Sous sa baguette, il va se produire en public dans le Concerto n° 1 de Chopin, avec l’Orchestre national de Lyon. L’année suivante, il entre au CNSM de Paris, dans la classe de Jean-François Heisser et de Rena Shereshevskaya. Il se perfectionne ensuite auprès de Murray Perahia ou de Maria-João Pires, et remporte les concours de Kiev et de Chioggia. Il compte notamment à son actif une gravure de paraphrases et de transcriptions d’opéras de Liszt (Ilona Records, 2019).

Le présent album, au titre accrocheur, est ancré dans la Vienne du tournant du XXe siècle. Aurélien Pontier explicite le projet dans la notice : Ce programme est construit comme une véritable dramaturgie, avec la célébration de la joie de vivre viennoise - joie ambigüe toutefois, puisqu’elle s’apparente aux derniers sursauts de vie avant la catastrophe finale -, puis de la nostalgie qui irrigue toute la littérature et la musique viennoise de cette période. Enfin, c’est le constat de la disparition abrupte de tout un monde englouti par les horreurs de la Grande Guerre. Le résultat est une affiche protéiforme qui propose des pages d’une douzaine de compositeurs. Une paraphrase primesautière, Soirée de Vienne, ouvre la série, sur des motifs de Johann Strauss fils, dont La Chauve-souris. On la doit au Pragois Alfred Grünfeld, installé en 1873 à Vienne, où il devint un pianiste populaire et un pédagogue de qualité. L’élégance détachée d’Alt-Wien, l’extrait le plus célèbre du volume III du Triakontameron (30 pièces réunies en 1920) de Leopold Godowsky, qui fit la plus grande partie de sa carrière aux USA où il enseigna, précède la gracieuse Pizzicato Polka n° 2 de l’opus 9 du Viennois de souche Otto Schulhof, qui s’est inspiré de la Neue Pizzicato-Polka op. 449 de Johann Strauss II.  

On retrouve le roi de la valse quelques plages plus loin, mais dans la transcription, sans doute la plus jouée, d’An der schönen blauen Donau, celle d’Adolf Schulz-Evler, pianiste, pédagogue et compositeur polonais, qui, après Varsovie, étudia à Weimar avec Carl Tausig, un élève de Franz Liszt, disparu à 30 ans. Les sinuosités, les langueurs et les frémissements poétiques de la célébrissime partition sont ici de mise. Ces diverses proximités straussiennes s’inscrivent dans l’intention joyeuse de Pontier, qui en traduit avec goût, sonorité claire et climat raffiné, toutes les nuances et les couleurs.

Entre les pages précitées et le Danuble bleu arrangé, situé en plage 11, se glissent une Polka de Rachmaninov, deux valses de Tchaïkowsky, l’une sentimentale, l’autre légère, le langoureux mais si touchant Liebesleid de Kreisler transcrit par Rachmaninov, ainsi que trois pièces de Schubert, dont deux brèves valses ainsi que l’arrangement du lied An die Musik proposé par Pontier. La présence de Schubert, décédé en 1828, peut étonner dans ce projet qui concerne « le tournant du XIXe au XXe siècle ». Il faut sans doute y voir un coup de chapeau au passé et à la personnalité de ce Viennois d’exception. 

Avec la Valse oubliée de Liszt et son côté fantasque, on bascule dans une autre dimension, plus dramatique. C’est d’abord l’hommage rendu à Mahler, dont Pontier arrange lui-même l’Adagietto de la Symphonie n° 5. Il en souligne, comme en suspension, l’infinie tristesse apaisée. Schoenberg est sollicité par la dernière de ses Sechs kleine Klavierstücke op. 19, composées l’année même du décès de Mahler, tel un hommage posthume selon certains commentateurs, avec son immobilité en forme de glas funèbre. À moins que sa présence ne soit une sombre indication prémonitoire avant la Valse de Ravel, composée entre décembre 1919 et mars 1920, qui marque la fin de l’illusion d’un bonheur promis qui s’est achevé en tragédie.  Maurice Marnat a rappelé dans son Maurice Ravel (Fayard, 1986, p. 480) que la première rédaction, pour piano seul (…) est comme une eau-forte trouvant son caractère propre en étant réduite au noir et blanc. Pontier affronte ce climat qui ne manque ni de fièvre, ni d’audace, avec un investissement au sein duquel se mélangent le drame de la fin d’une époque et le regret de sa disparition ; une dimension de mystère se dissimule peut-être un peu trop derrière une virtuosité dominante.  

Cet album polyvalent, enregistré à la Salle Colonne, à Paris, du 5 au 7 juillet 2021, est bien représentatif du projet initié par Aurélien Pontier. Témoin de la curiosité et de l’éclectisme du pianiste français, il s’écoute comme une aventure kaléidoscopique aux sensations variées.

Son : 9    Notice : 7    Répertoire : de 8 à 10    Interprétation : 8,5

Jean Lacroix 

Vos commentaires

Vous devriez utiliser le HTML:
<a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.