L’art vocal de la Rome du Seicento, autour de ses harpistes virtuoses
Harpa Romana. Œuvres d’Orazio Michi (c1595-1641), Girolamo Frescobaldi (1583-1643), Andrea Falconieri (1585-1656), Mario Savioni (c1606-1685), Stefano Landi (c1587-1639), Giovan Carlo Rossi (c1617-1692), Luigi Rossi (1598-1653), Marco Marazolli (c1602-1662), Lelio Colista (1629-1680), Rinaldo Trematerra Buonagrazia (?-1603), Vespasiano Roccia (1560-c1625) & anonymes. Riccardo Pisani, ténor. La Smisuranza. Chiara Granata, Marta Graziolin, Elena Spotti, harpe. Août 2022. Livret en anglais, français, italien. TT 68’04’’. Arcana A561
Ces harpistes associés à Rome au sortir de la Renaissance, le disque entend leur donner un visage « en retraçant la voix spécifique de chacun d’entre eux dans un cadre esthétique commun », au travers d’un récital où les pages vocales alternent avec des intermèdes instrumentaux empruntés à Frescobaldi, Falcionieri, Landi, Colista et Trematerra. Du tableau nocturne d’Or che la Notte à l’évocation du tourment amoureux en stilo recitativo riche de mélismes et dissonances (Perdan quest’occhi il sole), Orazio Michi est représenté par sa production lyrique mais aussi spirituelle (Infelice mia vita). Les pièces de Giovan Carlo Rossi ne manquent pas d’expressivité (le dolent Lasciatemi qui solo) mais manifestent aussi une invention rythmique et un raffinement harmonique (E cosi dolce la pena) qui le firent apprécier à la Cour de France dans les années 1660. La dramaturgie de Marco Marazolli témoigne de l’évolution du recitar cantando dans le genre opératique, et porte l’éloquence de ses cantates (le figuralisme d’E pur volsi innamorarmi qui taraude l’émoi par le courroux des cieux) dont trois sont présentées ici comme inédites.
Là où les manuscrits sont muets ou laconiques pour l’accompagnement des pages vocales, le harpiste est invité à laisser parler son instinct de l’improvisation, ou à recourir au contrafactum : ainsi Madre del Redentore où le génie interprétatif de Leonardo Mollica (c1530-1602) est réinventé d’après une laude de Vespasiano Roccia. Cette action de grâce pour la guérison de donna Anna Colonna conclut l’album après un autre retour aux sources : les racines du répertoire hérité du Cinquecento, qu’illustre une Canzon de Rinaldo Trematerra Buonagrazia, disparu en 1603.
Le remarquable album La Cetra di sette corde se dévouait à Francesco Rasi (1574-1621), célèbre chanteur qui s’immortalisa dans le rôle-titre de L’Orfeo de Monteverdi, et fut associé aux premières expérimentations de théâtre musical. De Ricardo Pisani, nous vantions « l’art d’une déclamation naturelle dont le timbre blanc et droit, la parole nuancée traduisent sobrement le mot ». Le ténor se distingue encore ici par son précieux timbre d’or palladié, par son intelligence des situations poétiques, sa juste projection (l’aisance volontariste dans E pur volsi innamorarmi), sa capacité de métamorphose : le repli en mezza-voce, assoupli de morbidezza pour « Begl’occhi perch voi volete il moi morire » dans Misero, et è pur vero. Sans inutile affectation, Ricardo Pisani atteint le cœur des textes.
Baptisé d’après un vieux substantif du lexique italien, désignant l’immensité et la démesure, l’ensemble La Smisuranza s’honore par l’envergure de son tapis de nuances, la profondeur de sa résonance, la finesse de son maquis de poinçons, qui vibre d’une seule âme, comme une lyre fantasmée. L’excellente captation ne laisse rien perdre de la spontanéité de ce paysage, qu’elle sait au besoin moduler par quelques judicieux artifices : ainsi l’effet de rapprochement au début d’Infelice mia vita, comme pour suggérer la transmutation des larmes en joie, et le refuge vers la consolation céleste. Pour leur premier disque chez Arcana, on ne peut que succomber à l’art enivrant déployé par le trio de harpistes et leur émouvant soliste, –de l’intimisme à l’effusion.
Christophe Steyne
Son : 9,5 – Livret : 8,5 – Répertoire : 9 – Interprétation : 10