Le dixième opus des nouvelles pousses mozartiennes

par

Wolfgang Amadeus Mozart (1756 -1791) : Concerto n°10 pour deux pianos en mi bémol majeur K 365 ;  Rondo pour violon et orchestre en si bémol majeur K 269 ;  Adagio pour violon et orchestre en mi majeur K 261 ; Rondo pour violon et orchestre en ut majeur K 373 ; Symphonie concertante pour Hautbois, Clarinette, Basson et Cor en mi bémol majeur K 297b.  Duo Sakamoto,  pianos ; Bilal Alnemr, violon ; Gabriel Pidoux, Hautbois ;  Blaż Šparovec, Clarinette ;  Théo Plath, Basson ;  Nicolas Ramez, Cor ; ORF Radio-Symphonieorchester Wien, direction : Howard Griffith (K 365) et Thomas Zehetmair.  Enregistrements : du 13 au 15 septembre 2022 (K 365).  2021. Livret en anglais, en allemand et en français.   72’24’’. Alpha 1087.

Voici déjà le dixième volume de la série « Next Generation Mozart Soloists » éditée par Alpha. La fondation « Orpheum » (fondée à Zurich en 1990) a pour but d’encourager et de promouvoir de jeunes musiciens particulièrement talentueux en organisant des rencontres au plus haut niveau avec de grands interprètes internationaux. Ceux-ci, comme Christian Zacharias ou ici Howard Griffiths et Thomas Zehetmair, outre de précieux conseils, dirigent l’orchestre qui accompagne ces jeunes artistes. En 2020, la fondation « Orpheum », avec la collaboration de la fondation « Eppur si muove » a construit le projet de leur faire enregistrer l’intégrale de l’œuvre concertante de Mozart. Le chef d’orchestre britannique Howard Griffiths, (directeur de l’Orchestre de chambre de Zurich) procède à la sélection des jeunes artistes les plus méritants et les plus aptes à mener à bien ce projet.

Ceux-ci, de cultures et d’origines différentes, prouvent de nouveau par leur talent et leur diversité tout l’intérêt de ce projet audacieux. L’universalité de l’Art n’est pas un vain mot, et la musique de Mozart en est ici le meilleur vecteur qui soit. Par sa variété et son esprit, ces œuvres sont idéales pour apprécier les qualités musicales de ces jeunes et brillants instrumentistes, déjà tous détenteurs de prix prestigieux et dont la plupart sont membres de formations renommées. Par ailleurs, comme pour faire écho à la jeunesse de leurs interprètes, les œuvres figurant dans ce dixième volume ont toutes été composées par un Mozart juvénile, alors âgé entre dix-neuf et vingt-cinq ans.

Si l’œuvre concertante de Mozart est majoritairement pianistique (puisqu’elle comprend vingt-sept concertos et deux rondos), elle comporte aussi des concertos pour violon (5), cor (6), flûte (2), basson (1), et hautbois (1). Mozart dans son œuvre concertante a aussi composé des pièces séparées (Rondos, Andante, Allegro etc.) qui sont généralement des mouvements alternatifs pour des concertos qui ont été modifiés postérieurement à leur composition. Mozart a aussi combiné les sonorités de plusieurs instruments solistes comme dans son concerto pour flûte et harpe, ainsi que dans ses symphonies concertantes dont la plus célèbre est pour violon et alto K 364.

Cette musique concertante si limpide pour l’auditeur s’avère extrêmement redoutable pour les interprètes qui se voient contraints de se mettre continuellement en danger tant au niveau technique (la moindre faute ou hésitation est immédiatement perceptible), qu’au niveau musical où la nature profonde de l’interprète transparaît, tant la musique de Mozart est pure malgré sa complexité. L’interprète doit sans cesse interroger la partition, l’adapter à sa personnalité sans jamais la trahir, lui donner l’ambiance et le style idoine. Parfois même, il doit intégrer ses propres idées musicales, comme dans les cadences libres laissées par le compositeur. Si Mozart en a écrit un certain nombre pour son propre usage, il est de tradition que le soliste compose et interprète ses propres cadences pour montrer sa technique instrumentale et son imagination, sans dénaturer l’esthétique du compositeur.

Le présent enregistrement débute par le dixième concerto du corpus pianistique, qui a la particularité d’avoir été composé pour deux pianos. Il est interprété ici par le Piano Duo Sakamoto. Natives du Japon, les deux sœurs Aya et Risa Sakamoto interprètent ce concerto dans une profusion de raffinement sonore et d’élégance, privilégiant une ligne mélodique nourrie par un discours imaginatif et coloré. Le jeu très précis des deux musiciennes offre un dialogue toujours très contrôlé qui tempère légèrement par sa sagesse l’élan juvénile du concerto. Celui-ci a été composé en 1779, alors que Mozart âgé de vingt-trois ans est encore pour quelques temps à Salzbourg au service du Prince-Archevêque Colloredo avec qui, il entretient des rapports exécrables. Il compose ce concerto particulièrement brillant et virtuose pour être interprété avec sa sœur aînée Maria-Anna, surnommée Nannerl. Après son départ pour Vienne, Mozart reprendra la partie orchestrale et ajoutera deux clarinettes, deux trompettes et des timbales. C’est la version Salzbourgeoise que nous entendons ici. Il semblerait que cette œuvre soit destinée à être jouée en famille puisqu’après Emil et Elena Gilels (père et fille), les frères Jussen et, après les « sœurs » Labèque, Pekinel et Lafitte, ce sont Aya et Risa Sakamoto qui apportent dorénavant leur pierre à l’édifice. 

Jouant sur deux pianos Bösendorfer aux sonorités rondes et chaleureuses, Aya et Risa Sakamoto obtiennent des harmonies fusionnelles particulièrement raffinées. Le Piano Duo Sakamoto est aussi superbement soutenu par l’orchestre de l’ORF Radio-Symphonieorchester Wien particulièrement rompu à ce répertoire mozartien où Howard Griffiths (qui a collaboré activement aux précédents volumes de la collection) entretient en permanence un dialogue subtil et varié entre l’orchestre et les solistes.

Les trois pièces suivantes font appel au violon particulièrement chaleureux et expressif de Bilal Alnemr. Cet extraordinaire violoniste syrien formé à Paris a des moyens impressionnants. Il joue ici un violon de Lorenzo Carcassi de 1774 prêté par son collègue Michael Barenboïm, premier violon solo du West-Eastern Divan Orchestra dont Bilal Alnemr est aussi membre. A côté des cinq concertos pour violon et de la Symphonie concertante pour violon et alto, Mozart a aussi composé trois pièces majeures pour violon et orchestre : le Rondo en si bémol K 269, l’Adagio en mi K 261 et le Rondo en ut K 297b. Les deux premières pièces ont été écrites à l’origine pour être intégrées aux concertos pour violon composés vers 1775. Après leur composition, elles ont été remises en cause malgré leur grande qualité, pour des raisons diverses comme un tempo inadapté (Rondo K 269) ou encore à cause des réticences des interprètes, (Adagio K 261). Cet adagio a été composé à la demande d’Antonio Brunetti. Ce dernier était un violoniste napolitain qui, tout comme Mozart faisait partie de l’Orchestre de la Cour de l’Archevêque de Salzbourg. Il le remplacera d’ailleurs au poste de premier violon solo lorsque Mozart quittera l’Orchestre du Prince-Archevêque de Salzbourg, après avoir démissionné de sa charge. 

Bilal Alnemr interprète ces trois pièces œuvres avec beaucoup de panache, dans un style très brillant et séducteur. Les trois pièces sont présentées ici dans un ordre semblable à celui d’un concerto où deux Rondos allègres et badins encadrent un Adagio particulièrement expressif, faisant office de mouvement lent. Bien évidemment, Mozart n’a jamais envisagé de regrouper ces trois pièces « orphelines » d’origines et d’époques diverses, et le manque d’unité au niveau des tonalités nuirait à la cohérence d’un potentiel concerto. Rappelons que le Rondo K 269 composé en 1775 devait être à l’origine le dernier mouvement du premier concerto pour violon (K 207), Mozart lui ayant finalement préféré un Presto plus alerte. L’Adagio K 261 a été composé à la demande de Brunetti qui devait alors assurer la création du cinquième concerto pour violon (Le Turc) K 219. Brunetti jugea le deuxième mouvement du concerto « trop étudié » et demanda à Mozart de lui écrire un adagio de substitution (qui est tout aussi sensible et admirable, mais plus dans le goût de Brunetti). Quant au Rondo K 373, il est plus tardif puisqu’il porte la date du 2 avril 1781. Il n’a donc pas été conçu pour être intégré aux concertos pour violon. Il est vraisemblablement une œuvre composée séparément par Mozart, peut-être même une commande de Brunetti lui-même, puisque ce dernier en a assuré la création. Certains émettent même l’hypothèse que ce rondo aurait été composé par Mozart pour terminer un concerto écrit par un autre musicien.

Ces trois pièces comportent chacune une cadence libre. Bilal Alnemr a choisi opportunément d’interpréter les siennes propres, préparées en collaboration avec le pianiste Marc Neikrug (partenaire régulier de Pinchas Zukerman) et Itzhak Perlman. Bilal Alnemr interprète ces trois pièces de façon très inspirée en leur insufflant un charme séducteur et élégant qui sied parfaitement à ces œuvres. L’ORF Radio-Symphonieorchester Wien sous la direction attentive de Thomas Zehetmair (cet autre magistral violoniste), remplaçant Howard Griffiths sert d’écrin sonore au violon chaleureux de Bilal Alnemr en répondant à la moindre de ses inflexions. La seule petite réticence que l’on peut émettre n’est pas de son fait puisqu’elle provient de l’enregistrement lui-même ; Le micro destiné à enregistrer le violon a été placé trop près du violoniste captant par la même occasion sa respiration, ce qui ne représente qu’une gêne mineure, si l’on tend l’oreille. Au demeurant, il n’est pas le premier interprète à subir ce genre d’inconvénient sonore, souvenons-nous par exemple de Claudio Arrau dans ses derniers enregistrements.

La dernière œuvre figurant sur ce CD est certainement la moins connue puisqu’il s’agit de la Symphonie concertante pour quatre instruments à vents (hautbois, clarinette, basson et cor) et orchestre K 297b. Composée par Mozart en avril 1778 à Paris, cette œuvre était destinée à quatre de ses amis, membres de l’orchestre de la Cour de Mannheim : Friedrich Ramm (hautbois), Georg Wenzel Ritter (basson), Giovanni Stich-Punto (cor) et Johann-Baptist Wendling (flûte). Avant d’arriver à Paris début 1777, Mozart avait fait étape à Mannheim où il a pu rencontrer ces quatre musiciens réputés pour leur virtuosité. Par la même occasion, Mozart se familiarise avec ce nouveau genre que représente la symphonie concertante qui fusionne le genre concertant avec plusieurs instruments solistes (dont l’origine remonte au concerto grosso baroque) et le genre symphonique. La Symphonie Concertante est une spécialité de l’Ecole de Mannheim et deviendra à la mode en cette fin de 18ème siècle, et tout particulièrement à Mannheim et à Paris. De grands compositeurs comme Carl Stamitz, Jean-Chrétien Bach et Giuseppe-Maria Cambini composeront des symphonies concertantes dans un style galant. Pour honorer ses amis, Mozart leur compose dès son arrivée à Paris cette symphonie concertante K 297b dont ils devaient assurer la création. Cependant, la partition a été cédée à Joseph Le Gros, directeur du Concert Spirituel qui ne la fera jamais jouer, vraisemblablement à la demande expresse de Cambini, qui était un rival jaloux de Mozart et un ami de Le Gros. Quelques mois après son retour à Vienne, Mozart réécrira de mémoire sa Symphonie Concertante, tout en modifiant cependant l’instrumentation. Il remplace alors la flûte originelle, instrument qu’il ne prisait pas outre mesure, par la clarinette. C’est bien entendu dans sa version viennoise remaniée qu’elle figure sur cet enregistrement, puisque la partition de la version originelle avec flûte a été perdue. 

Depuis son départ de Salzbourg en 1777, Mozart traverse une période difficile, allant d’échec en échec. Ayant rompu définitivement avec le Prince Archevêque Colloredo il recherche un nouvel employeur, qu’il ne trouve ni à Munich, ni à Augsbourg. Après une étape infructueuse à Mannheim, Mozart vient à Paris où son séjour se poursuit dramatiquement avec la mort subite de sa mère qui l’accompagnait dans son périple. Mozart se retrouve alors seul et sans ressources dans la capitale française, où le public qui avait acclamé naguère « un petit génie », ne reconnaît plus son talent maintenant qu’il est adulte. La Symphonie Concertante, par son entrain et sa gaieté, ne révèle rien de la situation dramatique de Mozart à cette époque. L’œuvre, écrite dans un style galant, est cependant particulièrement novatrice puisqu’elle fait dialoguer les quatre instruments solistes en alternant ou en fusionnant leurs sonorités. Mozart distribue les rôles de façon égalitaire dans un dialogue particulièrement animé entre d’une part les solistes et d’autre part un orchestre très présent qui ne se contente pas d’un rôle de soutien. Le mélange des sonorités des instruments solistes qui rivalisent de spiritualité et de virtuosité est remarquable, notamment dans le dernier mouvement, en forme de variations. 

Les quatre jeunes instrumentistes qui interprètent cette symphonie concertante sont remarquables. Bien que venant d’horizons différents ; Gabriel Pidoux, (digne représentant d’une dynastie d’interprètes remarquables) et Nicolas Ramez sont français, Blaż Šparovec est slovène et Théo Plath est allemand. Tous s’entendent à merveille pour trouver une expression commune à la musique de Mozart tout en conservant leur propre personnalité. Il en résulte un dialogue virtuose extrêmement riche et vivant où, là encore, l’ORF Radio-Symphonieorchester Wien et Thomas Zehetmair apportent un soutien actif, à la fois partenaires et arbitres du dialogue avec les instruments solistes. 

Notes : Son : 8,5 Livret : 9 Répertoire : 9 Interprétation : 9

Jean-Noël Régnier  

Vos commentaires

Vous devriez utiliser le HTML:
<a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.