Le piano de Clara Schumann mis en lumière par Sophia Vaillant
Un destin romantique. Clara Schumann (1819-1896) : Œuvres pour piano avec numéro d’opus. Sophia Vaillant, piano. 2023/24. Notice en français. 166’ 10’’. Un coffret de 3 CD Indésens IC044.
Il fut un temps où je croyais posséder un talent créateur mais je suis revenue de cette idée. Une femme ne doit pas prétendre composer. Aucune encore n’a été capable de le faire, pourquoi serais-je une exception ? Ainsi s’exprimait amèrement Clara Schumann dans son journal en 1839 ; elle confirmait, un an plus tard : Je n’ai aucun talent pour la composition. Voilà de quoi méditer sur ce XIXe siècle qui admettait que les femmes se produisent comme interprètes, de préférence dans des salons et en cercles restreints, mais ne les considérait guère comme créatrices. La situation a heureusement évolué, mais il a fallu du temps. Dans le cas présent, il ne s’agit pas de n’importe qui, mais bien de l’une des plus grandes pianistes de son époque. Ce coffret attrayant démontre que Clara Schumann ne manquait pas d’inspiration ni de capacités de briller aussi comme compositrice.
Formée à Boulogne-Billancourt avant le CNSM de Lyon dans la classe de Pierre Pontier, Sophia Vaillant s’est aussi perfectionnée au Canada et aux USA. Dans un entretien accordé à Crescendo, elle énumérait les qualités de Clara compositrice : une grande intuition mélodique, une simplicité de la mélodie, un équilibre entre une organisation formelle assez rigoureuse et des évènements musicaux contrastés, une fluidité des transitions… Pour étayer son propos, Sophia Vaillant a gravé en plusieurs fois, au Studio de Meudon, les pages répertoriées du corpus pianistique de Clara Schumann. Elle avait déjà enregistré les deux Scherzi op. 10 (1838) et 14 (1841), qui sont absents ici, ce que l’on peut regretter, car la place ne manquait pas pour les ajouter. C’est donc une quasi-intégrale des numéros avec opus qui nous est offerte.
On ne boudera pas son plaisir, car le talent de la toute jeune Clara, qui s’appelle encore Wieck, est précoce. Elle n’a que dix ans lorsqu’elle écrit son opus 1, publié en 1831 à Leipzig : Quatre Polonaises indiquent que la virtuose en herbe sait déjà charmer. L’année suivante, des échos de Weber ou de Schubert apparaissent dans les Neuf Caprices en forme de valse, suivis de la Romance variée op. 3 (1833), déjà dédiée à Robert Schumann, qui publie la même année à Leipzig ses Impromptus op. 5. Le caractère général est proche de l’improvisation et les doigts, qui ne négligent pas les rythmes, sont habiles, comme dans les Valses romantiques op. 4 (1835). La personnalité de la jeune femme s’affirme encore plus dans les Quatre Pièces caractéristiques op. 5 (1836), avec leur côté fantastique, puis dans les Soirées musicales op. 6 de la même année, dans lesquelles on constate l’influence de Chopin.
Les Variations de concert op. 8, sur la cavatine du Pirate de Bellini (1837, année du refus du père Wieck pour le mariage avec Schumann), font acclamer le panache de Clara en tournée, à Vienne, quand elle se produit dans cette pyrotechnie, en esprit avec celle que Chopin a écrite, une décennie auparavant, pour La ci darem la mano du Don Juan de Mozart. On y trouve aussi des échos de Robert, qu’elle ne peut pas encore épouser. Dans la foulée, elle glorifie l’hymne impérial autrichien, dans Souvenir de Vienne (1838), une série de variations enthousiastes.
Le mariage entre Robert et Clara a enfin lieu le 12 septembre 1840. L’année précédente, elle a composé Trois Romances op.11, qui reflètent, dans leur climat mélancolique et élégiaque, les difficultés rencontrées avant les épousailles. Désormais, les époux peuvent, sans contrainte, se soutenir musicalement. Clara publie en 1845 les Quatre Pièces fugitives, pages lyrique composées au fil de ce temps d’union, avec une proximité stylistique de Schumann, mais aussi de Mendelssohn ; le Scherzo final provient d’une sonate dont Clara ne fait connaître au public que ce seul mouvement. Trois Préludes et Fugues op. 16 (1846) témoignent de liens que le couple entretient avec l’œuvre de Bach, Robert composant des Fugues de son côté.
Les Variations sur un thème de Robert Schumann op. 20, publiées en 1854, indiquent que Clara ne s’est plus mise à la composition depuis quelques années. Il s’agit sans doute de son œuvre la plus profondément expressive, qu’elle dédie à son mari pour ses 43 ans. Sur un thème des Bunte Blätter op. 99 de ce dernier, l’originalité de ces variations permet de rectifier les propos tenus par Clara quant à ses capacités de compositrice. En effet, l’écriture en est inventive, le langage harmonique est riche, le mouvement est virtuose, mais aussi traversé d’inquiétudes : la santé de Robert s’étiole, il disparaîtra deux ans plus tard. Clara composera encore les Trois Romances op. 21, publiées en 1855, où des accents douloureux apparaissent. Pendant leur écriture, Robert est interné… Il ne réagira pas lorsqu’il recevra l’œuvre imprimée. Après son décès, Clara ne composera plus. Elle se concentrera sur sa carrière de concertiste, et fera largement connaître la production de son défunt, mais aussi des grands romantiques, dont Johannes Brahms.
Sophia Vaillant propose de belles versions de ce parcours qui démontre à suffisance que le talent de Clara Schumann aurait justifié qu’elle persiste dans le domaine de la composition. Les habitudes de la société du temps et les circonstances de son existence en ont décidé autrement. La grande qualité de son interprète française est d’accorder à ces pages, y compris aux morceaux d’enfance et de jeunesse, une réelle attention, grâce un jeu fluide, coloré à souhait et toujours en situation. La notice du présent coffret fait la part belle à des commentaires détaillés, signés par plusieurs plumes. On rappellera qu’en notre siècle, le Belge Jozef De Beenhouwer (CPO, 2001) et l’Allemande Susanne Grützmann (Profil, 2007) ont eux aussi gravé une intégrale, un peu plus élargie, des pages pour piano de Clara Schumann.
Son : 8,5 Notice : 10 Répertoire : 9 Interprétation : 9
Jean Lacroix