Le Quatuor Artemis : deux décennies d’aventures discographiques

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Quatuor Artemis : The Complete Recordings 1996-2018. Œuvres de Alban Berg (1885-1935), Ludwig van Beethoven (1770-1827), Johannes Brahms (1833-1897), Dimitri Chostakovitch (1906-1975), Antonin Dvořák (1841-1904), Leos Janáček (1854-1928), Györgi Ligeti (1923-2006), Felix Mendelssohn (1809-1847), Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791), Astor Piazzolla (1821-1892), Arnold Schönberg (1874-1951), Franz Schubert (1797-1828), Robert Schumann (1810-1856), Richard Strauss (1864-1949), Anton Webern (1883-1945), Hugo Wolf (1860-1903) et Alexander von Zemlinsky (1871-1942). Quatuor Artemis ; Leif Ove Andsnes, Elisabeth Leonskaja et Jacques Ammon, piano ; Truls Mørk, violoncelle ; Henrik Wiese, flûte ; Membres du Quatuor Alban Berg. Un coffret de 23 CD. Notice en allemand, en anglais et en français. 24 h. 10’. Erato 5054197643309.

À Lübeck, cité hanséatique d’Allemagne du Nord, quatre instrumentistes de la Musikhochschule locale décident, en 1989, de fonder un quatuor, sous l’impulsion de Walter Levin, fondateur du Quatuor LaSalle, actif de 1947 à 1987. Si deux d’entre eux (Wilken Ranck et Isabel Trautwein) n’en font partie que pendant une période limitée, sans enregistrement, les deux autres fondateurs, l’altiste Volker Jacobsen et le violoncelliste Eckart Runge vont vivre pleinement l’aventure de ce quatuor qui prend le nom d’Artemis - déesse mythologique dont les trois premières lettres sont significatives de l’intention esthétique des partenaires-, le premier jusqu’en 2007, le second jusqu’à l’annonce, en mai 2021, de la cessation des activités pour une période indéterminée. Au fil du temps, des mouvements et des modifications vont avoir lieu au sein du groupe : dès 1994, la violoniste russe Natalia Prischepenko, cinquième du Concours Reine Elisabeth l’année précédente, va être active jusqu’en 2012, avant de céder la place à une autre lauréate du même concours (en 2004), la Lettonne Vineta Sareika, une élève d’Augustin Dumay. Parmi les autres changements, il y a la présence du violoncelliste allemand Friedemann Weigl, qui intégrera le quatuor en 2007, mais mourra en 2015, ou encore celle des violonistes Heime Müller (1991-2007), Gregor Sigl (2007-16), qui passe alors à l’alto, Anthea Kreston (2016/19) et Suyoen Kim, troisième du CMIREB 2009, et Harriet Krijgh au violoncelle (ces deux dernières depuis 2019). 

Le Quatuor Artemis remporte deux concours pendant les exercices 1996/97, à Munich et à Reggio Emilia, avant de prendre une pause de deux années à Vienne, auprès du Quatuor Berg. Il s’établit ensuite à Berlin, qui devient sa ville d’attache à partir de 1999. De 1994 à 2007, il connaît une période de stabilité complète (Prischepenko, Müller, Jacobsen et Runge) et sort un premier album en 1997, consacré à Berg, Webern, Wolf et Zemlinsky, avant un Mozart, un Ligeti, puis un Beethoven, qui amorce une intégrale, échelonnée de 2000 à 2011, couronnée par le Grand Prix de l’Académie Charles Cros. La production est en route : Brahms, Verdi, Schubert, Mendelssohn et quelques autres, dont un moins attendu Piazzolla, vont suivre, ainsi qu’un élargissement du répertoire, au-delà du quatuor, avec des partenaires de renom. Sur le plan des labels, Ars Musici précède Virgin, avant que les Artemis ne rejoignent Erato, qui a regroupé l’ensemble pour la présente édition. 

L’activité du quatuor étant donc suspendue depuis trois ans, la parution se justifie tout à fait, puisqu’elle propose tous les enregistrements parus pendant deux décennies bien remplies. Beethoven et Schubert occupent presque la moitié du coffret. Pour le maître de Bonn, il s’agit d’une intégrale, largement encensée par la presse musicale, qui a loué l’intensité émotionnelle, la fluidité et l’écoute collectives, la capacité d’intériorité comme l’expressivité, l’engagement et l’équilibre des gestes synchronisés. Ce corpus vient s’inscrire parmi les références de notre temps, les Razoumovsky s’avançant au tout premier plan. Les Schubert sont moins nombreux, mais ils sont de taille. Gravés en 2007 et 2009, les n° 13 (Rosamunde), 14 (La Jeune Fille et la Mort) et 15 sont des modèles de transparence mélancolique, de densité dramatique et de cohésion, dans un contexte de subtilité et de raffinement, en particulier le n° 14, dont le climat tragique produit son effet. On y ajoute le Quartettsatz et le Quintette D. 956, qui permet à Truls Mørk de laisser son violoncelle s’épanouir.

Dans le domaine du quatuor à proprement dire, on ne trouvera ici aucun Haydn, aucun Mozart, aucun Schumann, aucun Bartók ; pas de trace non plus du moindre Français. Quelques-uns ont cependant été abordés en concert, mais non concrétisés en studio. En ce qui concerne Wolfgang Amadeus, on note toutefois la présence d’un album gravé en 1997, qui propose les Quatuors avec flûte des années 1777/78, et deux adaptations anonymes du XVIIIe siècle des ouvertures de L’enlèvement au sérail et de La clémence de Titus. Le flûtiste viennois Henrik Wiese est le partenaire de ces pages plaisantes, au style galant et décoratif. En fait, les disques du Quatuor Artemis couvrent plus spécifiquement les deux siècles avant le nôtre. Les trois quatuors de Brahms sont enregistrés en deux phases, le n° 2 op. 51 en 2000 (en même temps, choix qui peut surprendre, que celui de Verdi, composé en 1873 et raffiné à souhait), les deux autres quatorze ans plus tard, par l’équipe menée par Vineta Sareika, cette gravure de 2015 se présentant comme un In Memoriam Friedemann Weigle. La souplesse, le dynamisme, la sensibilité et la musicalité font jeu égal à chaque fois. Brahms s’est vu encore honoré en 2006 par son Quintette avec piano op. 34, couplé au seul Schumann du coffret, le Quintette avec piano op. 44. Leif Ove Andsnes est là pour un partenariat qui se décline en termes d’équilibre architectural pour Brahms et de lumineuse fraîcheur pour Schumann. 

De Dvořák, on déplore que le choix soit limité aux seuls quatuors 12 et 13, celui-ci étant gravé en 2003, douze ans avant l’Américain, qui se révèle être un inédit : il s’agit du tout dernier enregistrement effectué avec Friedemann Weigle, fin juin-début juillet 2015, quelques jours avant son décès. La charge émotionnelle vient s’ajouter à une version vibrante du célèbre quatuor de 1893, avec un Lento frémissant et une nostalgie globale qui émeut lorsqu’on l’associe au tragique événement qui va survenir. Le n° 13 est, quant à lui, couplé avec le n° 2 de Janáček, Lettres intimes, tout en tendresse et méditation. Assurément, les Tchèques figurent parmi les plus belles réussites des Artemis. Trois Mendelssohn, les quatuors 2, 3 et 6, gravés en 2013, viennent s’ajouter aux pages du XIXe siècle. Dans les colonnes de Crescendo, Bernard Postiau émettait à leur égard, le 22 juillet 2014, de grandes réserves, précisant : le trait est énergique et musclé, la virtuosité éblouissante, mais tout cela ne suffit pas à soutenir l’intérêt. Nous ne déjugerons pas cet avis, tout en accordant aux Artemis une capacité d’effusion et d’élégance, en particulier dans l’opus 13. 

Le XXe siècle nous offre cinq albums d’excellent niveau. Dès 1996, les Artemis signent un panorama où se côtoient la Suite lyrique de Berg, premier quatuor sériel, ici foisonnant dans son lyrisme narratif, les Fünf Sätze op. 5 de Webern, dans leur petite forme au caractère expérimental, et le Quatuor n°1 op. 4 de Zemlinsky, encore dans la ligne de Brahms, ces partitions étant précédées du charme de la Sérénade italienne de Hugo Wolf. Les deux quatuors de Ligeti (1953/54, puis 1968) suivent, en 1999, dans une remarquable traduction, entre sonorités raffinées et violence complexe, avec clusters et glissandos appropriés. Pour un album de sextuors en 2002, la transcription de la Sonate n° 1 pour piano de Berg par Heime Müller, est associée à la Verklärte Nacht de Schoenberg, dans sa version originale. Appel est fait à deux membres du Quatuor Berg, l’altiste Thomas Kakuska et le violoncelliste Valentin Erben. Ce qui donne des interprétations intenses et passionnées, qui creusent le propos du dialogue amoureux, inspiré du poème de Richard Dehmel, dans un Schoenberg à l’expressivité dramatique. Chostakovitch est servi en 2018 par deux quatuors, le rayonnant n° 5 op. 92 et le mystérieux n° 7 op. 108, couplés avec le Quintette pour piano et cordes op. 57, pour lequel Elisabeth Leonskaja complète l’équipe. Une grande réussite : les interprétations sont magistrales et rendent justice à l’univers tourmenté du Russe, en particulier dans le Quintette, qui s’inscrit ici comme une référence, tant l’échange entre les Artemis et la pianiste atteint des sommets de densité. 

Tous les CD ont été gravés en studio, à l’exception du dernier, intitulé Projet Piazzolla, qui propose des captations sur le vif de 2004 et 2008. Un ajout « pour le plaisir », où l’on découvre les Artemis en formations diverses, avec la présence du pianiste Jacques Ammon, né à Santiago du Chili et lauréat du Concours Claudio Arrau en 1989. La fantaisie et le rythme du compositeur argentin vitalisent un programme dynamique, au sein duquel les Estaciones Porteñas ou la Suite del Angel brillent de mille feux. 

Aucun passionné de musique de chambre ne peut passer à côté de cette somme des Artemis, surtout si la cessation de leur activité devait être définitive. Ce qui entraîne déjà de grands regrets… 

Note globale : 9

Jean Lacroix

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