Le Quatuor Gringolts et Meta4 illuminent les Octuors de Mendelssohn et d’Enesco
Félix MENDELSSOHN (1809-1847) : Octuor op. 20 ; George ENESCO (1881-1955) : Octuor pour cordes op. 7. Gringolts Quartet & Meta4. 2020. Livret en anglais, en allemand et en français. 69.43. BIS-2447.
Dans sa biographie consacrée à Mendelssohn (Paris, Seuil, « Solfèges », 1977, p. 40), Rémi Jacobs reproduit un écrit de Fanny, la sœur du compositeur : « Félix m’a confié ce qu’il a voulu exprimer dans cette dernière œuvre. Le morceau se joue staccato et pianissimo ; les trémolos, les trilles tout y est nouveau, étrange et néanmoins si éthéré qu’il semble qu’un souffle léger vous élève dans le monde des esprits. On serait tenté soi-même d’enfourcher le manche à balai d’une sorcière pour mieux suivre dans son vol la troupe aérienne. A la fin, le premier violon s’envole avec la légèreté d’une plume et tout s’évanouit. » Même si ce texte concerne de manière plus spécifique le troisième mouvement de l’Octuor op. 20, il ne pourrait mieux situer cette partition magique dans sa totalité et dans le contexte qui lui convient : celui de la féerie instrumentale et de la capacité créatrice d’un jeune homme qui, en 1825, n’a encore que seize ans et compte déjà à son actif une série de pages de musique de chambre. Bientôt, ce sera l’ouverture du Songe d’une Nuit d’été… Le compositeur est bien armé pour la carrière qui lui tend les bras. Plein de fougue, d’élans et de forces vives, cet Octuor est un hommage à Beethoven dont Mendelssohn a étudié les derniers quatuors, mais aussi à Mozart, tout en ouvrant plus large la porte du romantisme. Il faudra attendre 1832 pour une première audition publique lors d’un concert au Conservatoire de Paris. Au fil des années, Mendelssohn lui-même fit partie de plusieurs exécutions, en tant qu’altiste. La fascination que provoque l’écoute naît tout autant de la substance musicale fluide que de la légèreté, du raffinement et de la finesse que le troisième mouvement, ailé et frissonnant, caractérise si bien : il y a dans ce Scherzo Allegro leggierissimo un fondu des cordes qui frôle l’impalpable, comme sa sœur Fanny le précisait dans le texte ci-avant. Les dons de Mendelssohn traversent toute la partition, d’une intense expressivité et d’un dynamisme irrésistible qui s’épanouissent dans un Presto plein d’allégresse.
Pour la présente interprétation, le Quatuor Gringolts (Ilya Gringolts, Anahit Kurtikyan, Silvia Simionescu et Claudius Herrmann), fondé en 2008 et basé à Zurich, s’est uni à l’ensemble Meta4 (Antti Tikkanen, Minna Pensola, Atte Kilpeläinen et Tomas Djupsjöbacka), fondé en Finlande en 2001. Les Gringolts se sont déjà distingués dans Schumann, Brahms ou Schoenberg ; quant aux membres du Meta4, ils travaillent de façon régulière avec des orchestres et ont enregistré Sibelius, Bartok ou Saariaho. Ensemble, les huit instrumentistes font la preuve d’une écoute mutuelle qui s’inscrit dans les moindres détails de l’écriture et donnent à l’Octuor de Mendelssohn cette fragilité virtuose qui lui convient ; ils s’inscrivent aussi dans une approche « symphonique » qui nourrit le discours en permanence. Tous les aspects de cet univers juvénile du créateur sont abordés avec les nuances et les couleurs d’une langue musicale qui manie autant l’art de la confidence que celui de la furtivité, de la grâce, de la poésie pure et de la brillance.
Le choix de l’Octuor d’Enesco en guise de seconde partie du programme est judicieux car, ici aussi, il s’agit d’une partition de jeunesse. Le compositeur, qui étudia au Conservatoire de Paris dès sa préadolescence, l’écrivit en 1900 : il avait 19 ans. Comme pour Mendelssohn, il fallut attendre quelques années (neuf) avant son exécution publique. L’œuvre est ambitieuse ; d’une durée d’une quarantaine de minutes, elle synthétise les quatre mouvements classiques et la forme sonate. Les parties sont enchaînées, tout en respectant l’autonomie de chaque mouvement, ce qui donne à cette arche sonore une ampleur constructive pour laquelle Enesco se définit lui-même comme « un ingénieur lançant sur un fleuve son premier pont suspendu » (Souvenirs extraits d’un livre de Bernard Gavoty, rapportés dans la biographie d’Alain Cophignon, Paris, Fayard, 2006, p. 138). L’expression est très juste, car cette sensation est constante à l’audition, avec des variations rythmiques qui passent de la nostalgie à la fougue, du lyrisme douloureux à l’expressivité exaltée. Schoenberg n’est pas très éloigné, car Enesco se libère peu à peu du romantisme qui l’a d’abord influencé ; lorsqu’il écrit son Octuor, le compositeur anticipe en quelque sorte les apports qui vont suivre, à travers une écriture qui se révèle d’une grande complexité. C’est ce que traduisent avec autorité et force les Gringolts et Meta4 réunis, accordant à ce somptueux développement la forme qu’Enesco définira aussi dans la partition publiée en 1905 comme « un seul mouvement de symphonie, où les périodes, sur un plan très élargi, se succèdent selon les règles de la construction d’une première partie de symphonie ». L’intéressante notice de Jean-Pascal Vachon confirme cet éclairage.
La mise en perspective de ces deux partitions magistrales aboutit à un CD passionnant, d’une parfaite plénitude. Le phrasé est toujours souverain, le contrôle de l’homogénéité comme de la spontanéité est naturel, la vivacité chatoyante et séductrice. L’enregistrement a été effectué en Finlande, en décembre 2018, en la Sellosaal d’Espoo, deuxième ville du pays, à une quinzaine de kilomètres d’Helsinki. L’ingénieur du son, Jens Braun, a accompli un beau travail de transparence et de résolution sonore. A noter que les huit instrumentistes jouent de superbes instruments des XVIIe et XVIIIe siècles : Guarnerius, Stradivarius, Bergonzi, Sturioni, Maggini… Ce qui ajoute à la séduction globale.
Son : 9 Livret : 9 Répertoire : 10 Interprétation : 9
Jean Lacroix