Le violon souverain de David Oistrakh

David Oistrakh : The Warner Remastered Edition. 2024. 58 CD + 3 DVD. Textes de présentation en français, anglais et allemand. Warner Classics 5054197963520
Il ne faut pas s’y tromper : ce que propose Warner dans ce coffret « David Oistrakh : The Warner Remastered Edition » édité à l’occasion du cinquantième anniversaire du décès du grand violoniste soviétique décédé en 1974 à Amsterdam d’une crise cardiaque à 66 ans à peine est bien plus que l’un de ces méga-coffrets regroupant des enregistrements d’artistes plus ou moins importants qui nous sont régulièrement proposés.
Car ce à quoi nous avons affaire est un événement éditorial et surtout musical proprement extraordinaire. Avant même de nous pencher sur le contenu et l’intérêt musical de cette somme, il faut dès l’abord insister sur l’exceptionnelle qualité de la remastérisation de ces enregistrements de différentes origines -captés en studio comme sur le vif, en mono comme en stéréophonie- par les experts du Studio Art & Son d’Annecy qui offrent à l’auditeur un confort d’écoute remarquable.
A partir de son triomphe au Concours international Eugène Ysaye de Bruxelles (futur Concours Reine Elisabeth) en 1937, Oistrakh a été vu en Occident comme un violoniste olympien, combinant une sûreté technique infaillible et une richesse sonore exceptionnelle à un goût parfait et un sens de l’équilibre jamais pris en défaut. S’y ajoutait une réelle humilité face à la musique, un refus total de l’effet racoleur et une personnalité invariablement chaleureuse.
Cheville ouvrière de la présente parution, Bruno Monsaingeon nous amène à fortement nuancer cette image trop lisse du grand artiste. Il vaut certainement la peine d’aborder le coffret par une lecture attentive du passionnant texte où le violoniste et réalisateur français explique le coup de foudre éprouvé pour l’art du maître dès son enfance au point d’entamer une correspondance avec le violoniste en lui suggérant même des oeuvres qu’il souhaitait le voir enregistrer, dont les Sonates et Partitas de Bach qu’Oistrakh ne grava d’ailleurs jamais. Il faut ensuite visionner le dvd David Oïstrakh, Artiste du Peuple ? réalisé en 1994 déjà par Monsaingeon et qui nous en apprend beaucoup sur la complexité qui se cachait derrière l’apparence toujours souriante et l’amabilité naturelle d’Oistrakh. Né en 1908 à Odessa et élève du célèbre Piotr Stoliarsky, le jeune David aura connu les privations qui suivirent la Révolution de 1917, les arrestations arbitraires et la terreur stalinienne des années Trente, la Guerre froide où -comme tant d’autres musiciens- il servit d’alibi et de sources de devises à un pouvoir soviétique qui l’exploita honteusement. Et s’il parut si docile par rapport aux autorités soviétiques, c’est dû à un étonnant mélange de reconnaissance envers son pays et de traumatismes du passé combinés à une nature modeste et conciliante, comme l’expliquent très bien dans ce passionnant documentaire Yehudi Menuhin, Mstislav Rostropovitch, Gidon Kremer (qui fut son élève au Conservatoire de Moscou), le chef Gennady Rojdestvensky. Quant aux interventions de son fils Igor, elles apportent un intéressant éclairage sur la vie familiale du grand violoniste.
Mais le mérite de Bruno Monsaingeon est loin de s’arrêter là. En effet, pour ce qui est des documents purement sonores proposés, ils se divisent en deux parties. D’une part, nous avons l’intégrale des enregistrements réalisés par Oistrakh pour les firmes HMV et Columbia -et figurant à présent au catalogue de Warner- entre 1953 et 1972, soit 27 cd. (Ceci n’inclut donc pas les gravures réalisées pour d’autres firmes discographiques comme Philips, Decca ou la magnifique série de sonates pour violon et piano enregistrée avec Sviatoslav Richter pour Melodia). Nombre de ces versions passent depuis longtemps pour d’incontournables références et il vaut la peine d’y revenir. On pense entre autres au superbe Concerto de Beethoven avec Cluytens ou à ceux de Prokofiev. Mais l’écoute comparée des trois versions offertes ici du Concerto de Brahms réserve des surprises. On a l’impression que l’impressionnante et rigoureuse direction de Klemperer inhibe le soliste, surtout dans le premier mouvement. Dans sa collaboration avec George Szell, l’impression -sauf dans un très beau mouvement lent- est que le soliste semble volontairement brider la générosité de son jeu et tente de suivre le parti-pris de raffinement extrême du grand chef. Mais il suffit de se tourner vers la captation télévisée en public réalisée à Moscou en 1966 (DVD 1) sous la direction de Rojdestvensky, complice idéal à la gestuelle étonnamment sobre, pour retrouver un Oistrakh donnant libre cours à sa chaleur et à son tempérament.
Si l’on retrouve dans ces archives Warner un répertoire parfois inattendu (l’intéressante Suite de concert de Taneyev ou la Sonate de Karen Khatchaturian), rien n’y prépare à l’extraordinaire moisson réalisée aux termes de longues recherches, de heureux hasards et d’une infinie débrouillardise par Bruno Monsaingeon dans les archives de la radio soviétique où ces trésors prenaient tranquillement la poussière. Ces fabuleux enregistrements live démontrent à la fois l’étendue du répertoire du maître et l’invariable qualité de ses interprétations.
Même s’il paraît daté dans son approche très romantique, le Double concerto de Bach avec Enesco émeut infiniment dans le mouvement lent et dans la joie du Finale. Toujours de Bach, Oistrakh nous livre également des Sonates pour violon et clavecin (ici, piano bien sûr) dans une interprétation classico-romantique de très grande classe. On y apprécie la noblesse et le geste ample de l’artiste dans les mouvements lents alors que les parties rapides sont vives et volubiles.
Il y a aussi d’éblouissants Caprices de Paganini dont on ne trouve pas trace dans la discographie officielle du maître (peut-être les trouvait-ils trop superficiels ?), ainsi que de délicieux enregistrements d'oeuvres de Kreisler -le violoniste qu’il admirait entre tous- d’une élégance rare. On l’entend aussi tenir superbement la partie de violon solo dans une magnifique version de Shéhérazade de Rimsky-Korsakov. Dans le domaine concertant, Oistrakh est véritablement incandescent dans un Concerto de Tchaikovsky enregistré en 1938, comme le Premier concerto de Prokofiev sous la direction du compositeur. Autre fabuleux moment: une version conquérante et ardente du Quatrième concerto de Vieuxtemps accompagné au piano. Si l’Adagio est proprement bouleversant, la technique d’Oistrakh dans le Scherzo est à ce point brillante qu’elle se fait paradoxalement oublier.
Comme les concertos gravés chez Warner, plusieurs Sonates de Mozart -où son partenaire est l’excellent Lev Oborine- sont jouées avec franchise et sans afféterie ni sentimentalisme indu, même si le grand violoniste n’a pas ici la grâce mozartienne si particulière d’un Grumiaux.
La rencontre entre Oistrakh et Ysaye est du plus haut intérêt : il empoigne la Troisième Sonate avec fermeté, alors que la Sixième est pleine de caractère. L’élégance et le geste ample du violoniste nous permettent de goûter un Poème élégiaque infiniment touchant, alors que Amitié pour deux violons et orchestre réunit les Oistrakh père et fils -le roi David et le prince Igor.
L’un des nombreux trésors de cette collection est le cd consacré à Szymanowski, où Oistrakh est éblouissant dans Mythes comme dans une fabuleuse version du Premier concerto enregistrée à Varsovie, certainement l’une des plus belles de l’oeuvre.
L’une des plus belles surprises du coffret est de voir à quel point le monde si particulier de Schumann convient à Oistrakh. Il est merveilleux dans la Première sonate du compositeur comme dans le Quatuor pour piano. Mais le plus beau est à trouver dans les deux Trios (avec le violoncelliste Stanislav Knushevitzky ainsi que les pianistes Lev Oborine dans le premier et Alexander Goldenweiser dans le Deuxième).
On constatera aussi que le violoniste s’est beaucoup engagé en faveur de la musique de son temps. C’est ainsi qu’on retrouve ici -outre celles de Prokofiev- des oeuvres de Medtner, Weinberg, Hindemith, Khatchaturian et d’autres compositeurs soviétiques.
A l’écoute de cette phénoménale collection, on ne peut que manifester sa reconnaissance à Bruno Monsaingeon pour son travail de bénédictin et à Warner pour avoir soutenu ce splendide et indispensable projet qui sera l’ornement de toute discothèque digne de ce nom.
Note générale : 9 à 10