Les Nocturnes de John Field sur un pianoforte de 1826
John Field (1782-1837) : 16 Nocturnes. Florent Albrecht, pianoforte. 2021. Notice en français et en anglais. 65.14. Hortus 197.
Il a toujours été difficile de préciser le nombre de Nocturnes composés par l’Irlandais John Field et de leur attribuer une date précise, le compositeur lui-même, quelque peu nonchalant, n’ayant pas pris le soin de se préoccuper de manière rigoureuse de leur édition. Franz Liszt en a proposé une en 1873, dans la préface de laquelle il explique les difficultés éprouvées quant à la fiabilité des manuscrits et aux soucis de publications engendrés par des éditeurs voulant utiliser à leur convenance cette forme musicale, magnifiée ensuite par Chopin. Florent Albrecht, dans un texte de la notice qu’il signe, précise que cette édition lisztienne comporte des erreurs, elle aussi, la plus importante restant, à ses yeux, l’indication captieuse et systématique d’une pédale harmonique, c’est-à-dire qui réagit uniquement en fonction de l’harmonie. Florent Albrecht, dont c’est le premier enregistrement en solo, estime que cela prive les œuvres de Field d’une liberté de ton alors que chez le compositeur, l’objectif premier est d’essence émotionnelle, et nécessite un rubato qui s’inspire du modèle vocal belcantiste. Albrecht s’est plongé dans les archives plus anciennes de la British Library, ce qui lui a permis de confirmer ses intuitions, et a effectué des recherches à la Bibliothèque de Saint-Pétersbourg où il a retrouvé un Nocturne inédit publié à Moscou en 1829. Pour cette gravure, il a opté pour le retrait des deux dernières pages de l’édition Liszt, qui sont cependant accessibles en streaming dans son interprétation.
Pour rappel, John Field a été l’un des élèves préférés de Muzio Clementi (1752-1832) à Londres, avant d’entreprendre avec son professeur un voyage qui l’a conduit jusqu’en Russie où il s’installa définitivement à Saint-Pétersbourg en 1803 et qu’il ne quitta plus que pour d’occasionnelles tournées. Considéré comme un précurseur de Chopin après son invention du « nocturne » pour piano, cette forme correspond chez lui, selon la jolie expression de Florent Albrecht, en autant de petits chemins de sous-bois, agréables et simples, parfois difficiles à défricher, parfois épineux, un peu labyrinthiques sous leur apparente simplicité, où l’on peut se perdre aisément et dont on se contenterait pour un pique-nique amical. Séduit, l’interprète, qui s’est formé au piano moderne auprès de Laurent Cabasso, au pianoforte avec Pierre Goy et au clavecin dans la classe de Kenneth Weiss, et qui est sorti du Conservatoire de Genève en 2018, a opté pour un instrument d’époque. Il n’est pas le premier à faire ce choix. Alors qu’une série de virtuoses (Roberte Mamou, Daniel Adni, Elisabeth Joy Roe, Pietro Spada, Benjamin Frith…) ont utilisé un piano moderne, d’autres ont déjà fait l’expérience de la plongée dans les sonorités anciennes, comme Bart Van Oost sur un Broadwood de 1823 (Brilliant, couplé avec Chopin, 2003), Joanna Leach sur trois instruments : un Stodart de 1823, un autre Broadwood de 1823 et un D’Almaine de 1835 (Athena Records, 1991), ou Ewa Poblocka sur un Erard de 1835 (NIFC, 2012).
Ici, c’est un pianoforte de Carlo de Meglio qui est à l’honneur, un instrument viennois de six octaves construit en 1826, pour lequel une note, rédigée à son sujet par Emile Jobin, signale que Field aurait pu le jouer lors de son séjour à Naples en 1834. Très bien conservé, ce pianoforte a été restauré par Ugo Casiglia en 2004, intervention faite a minima pour le préserver, d’où les quelques bruits de mécanique et des problèmes d’inharmonicité dans l’aigu, habituels dans les pianos anciens. Et le charme agit ! Car l’instrument a une délicatesse chaleureusement feutrée qui séduit l’oreille. Florent Albrecht fait sentir à quel point il aime cette musique qu’il ne faut pas comparer à celle de Chopin, le combat serait inégal, mais qu’il faut considérer dans son essence propre, faite d’expressivité colorée, de sonorités discrètes, d’une poésie simple mais chantante. L’interprète explique bien sa démarche lorsqu’il dit, et nous le suivrons dans cette approche, que ces Nocturnes de Field ont trop souvent été interprétés à la manière de Chopin. On lira quelques développements à ce sujet dans la notice.
Il faut s’attarder à ce programme évocateur, à la brièveté du n° XII dont le Lento laisse une trace rêveuse, à l’évocation presque lunaire de l’Adagio du n° X, puis à ce temps qui semble en attente d’une réponse dans le Molto moderato du n° I. Le n° IX s’élève un peu comme une romance en clair-obscur, alors que le n° V invite à la douceur du cantabile. L’ornementation du VI entraîne l’adhésion et le VIII apporte une délicieuse sensation de chaude égalité d’âme.
Quant à l’inédit, il achève ce récital par la confirmation de la thèse du claviériste quant à l’emploi de la pédale.
Florent Albrecht se garde bien de faire de ces petits bijoux des objets de pacotille, dont l’éclat pourrait être terni par les magistrales inspirations chopiniennes. En leur accordant l’attention et le soin qu’ils méritent, il leur confère de belles lettres de noblesse dans la discographie de ce John Field trop souvent relégué dans l’ombre du géant qui lui a succédé.
Son : 9 Notice : 10 Répertoire : 9 Interprétation : 10
Jean Lacroix