Les Trios de Rachmaninov, la larme à l’œil !
Sergei Rachmaninov (1873-1943) : Trio élégiaque n° 1 en sol mineur TNii/34, Trio élégiaque n° 2 en ré mineur Op 9, 4 Romances (transcriptions pour trio par Alexander Panfilov) : « Il fait bon ici » op 21 n°7 – « un rêve » op 38 n°5, « les Marguerites » op 38 n°3, « les Lilas » op 21 n°5 – Piotr Ilyich Tchaïkovski : (Transcription pour trio par Louis Eaton) : Octobre : Chant d’automne extrait des Saisons opus 37a n°10 Andrey Baranov, violon ; Christoph Croisé, violoncelle ; Alexander Panfilov, piano. 2024 Livret anglais, français et allemand. 77’24’’. Avie AV2691
En cette période encore proche de la Toussaint, voici un disque de circonstance car Rachmaninov était par nature un être taciturne et angoissé confiant à ses compositions toute la mélancolie de son être. La formation en trio sied d’ailleurs parfaitement au caractère éploré de ses deux trios, les pièces maîtresses du présent enregistrement.
Ces deux trios « élégiaques » ne sont pas les premiers à exprimer des sentiments douloureux. Si les mouvements lents du Trio « Les Esprits » (opus 70 n°1) de Beethoven et du second Trio de Schubert (opus 100 – D 929) n’ont pas été composés à la suite d’un décès, ils en expriment cependant le désespoir.
On retrouve aussi une atmosphère de deuil dans l’unique Trio de Smetana composé en 1855 à la mort de sa fille ainée Bedřiška. Cependant, les compositeurs russes se feront une spécialité de ces trios au caractère tragique. Le Trio Pathétique de Glinka, bien qu’écrit pour une instrumentation différente (piano, clarinette et basson) en 1832 débute la série, et d’autres suivront comme le premier Trio d’Arensky composé en 1894 à la mémoire de Karl Davidov, dont le troisième mouvement est une Elégie. Cependant c’est le Trio de Tchaïkovsky composé en 1881 qui a inspiré Rachmaninov lors de la composition de son second trio. Le Trio de Tchaïkovsky est l’œuvre la plus représentative de ce style élégiaque si particulier.
Deux ans avant la disparition de Tchaïkovsky, Rachmaninov avait déjà composé un premier trio qualifié d’élégiaque. Il s’agit d’une œuvre de jeunesse écrite en 1892, alors que Rachmaninov étudiait encore au Conservatoire de Moscou. On peut s’étonner qu’un jeune compositeur promis à un brillant avenir puisse écrire à dix-huit ans une œuvre aussi sombre et pessimiste. Pourtant, le Trio en sol mineur a été composé en quatre jours seulement alors que son auteur relevait d’une méningite et qu’il traversait une grave dépression. Comme l’indique opportunément la plaquette du disque, deux ans plus tard, Rachmaninov déclarera : « De par mon caractère, je ne serai jamais un homme heureux. J’en fais la prophétie, et je le fais avec la lucidité de quelqu’un qui est persuadé que cela se vérifiera ».
Ce premier Trio de forme-sonate ne comporte qu’un seul et large mouvement d’environ un quart d’heure, faisant déjà indirectement référence à Tchaïkovsky. Son thème principal, au ton tragique et empreint d’une grande spiritualité, se développera au cours d’une série de douze épisodes enchaînés (où apparaitra cependant un second thème plus léger). Le thème élégiaque omniprésent se muera finalement en une véritable marche funèbre, où le piano imite le rythme des tambours funèbres. Cette œuvre d’un dramatisme soutenu révèle déjà la personnalité de Rachmaninov où son langage affligé se déploie dans un style post-romantique à la fois bouillonnant et tourmenté. Malgré tout, cette œuvre trahit dans sa conception quelques petits défauts de jeunesse, ce qui est tout à fait naturel de la part d’un jeune étudiant, aussi doué soit-il. On constate principalement un déséquilibre entre les instruments avec la prédominance du piano, au détriment du violon et du violoncelle, moins libres dans leur expression. Rachmaninov n’a jamais souhaité publier cet ouvrage, qui ne le sera que quatre ans après sa mort. Il s’inspirera de ce fabuleux matériau musical pour composer son second trio, beaucoup plus élaboré et ambitieux.
Le Trio opus 50 de Tchaïkovsky composé en 1881 porte la dédicace « à la mémoire d’un grand artiste ». Celui-ci n’était autre que Nikolaï Rubinstein (le frère d’Anton), lui-même musicien exceptionnel et grand ami de Tchaïkovsky. Ce dernier lui avait déjà dédié son premier concerto pour piano. La mort prématurée de Nikolaï Rubinstein à seulement quarante-six ans a été très douloureusement ressentie par Tchaïkovsky qui a composé en réaction cette œuvre aussi poignante que magistrale.
Douze ans plus tard, Rachmaninov se trouvera dans les mêmes dispositions lorsqu’il composera son second trio qui portera de façon délibérée la même dédicace « A la mémoire d’un grand artiste » mais cette fois-ci, la dédicace fera référence à Tchaïkovsky lui-même.
Rachmaninov compose en seulement six semaines son second trio dédié à la mémoire de Tchaïkovsky, décédé le 6 novembre 1893. Il l’aurait ébauché le jour même de l’annonce de la disparition de son mentor. Rachmaninov avait pour Tchaïkovsky une véritable admiration et une profonde sympathie marquée par un sentiment de gratitude pour son appui durant ses années d’études. En 1889 Rachmaninov alors étudiant au Conservatoire de Moscou doit passer une épreuve d’harmonie et l’examinateur n’est autre que Tchaïkovsky. Après l’épreuve, ce dernier, pour souligner l’exceptionnelle valeur de Rachmaninov lui attribue la note de « 5 + », alors que 5 était la note maximale. Rachmaninov lui en sera toujours reconnaissant et sa disparition sera pour lui une véritable tragédie.
Le Trio de Tchaïkovski et le second Trio de Rachmaninov ont de nombreuses similitudes : tous deux sont dominés par un même sentiment de deuil, ils portent la même dédicace et emploient de longues et tumultueuses variations dans leur deuxième mouvement. Rachmaninov utilisera en hommage à Tchaïkovski une citation de son poème symphonique « Le Rocher » que Tchaïkovsky appréciait tout particulièrement, et qu’il avait projeté de diriger. Rachmaninov reprend aussi des thèmes et la trame de son premier Trio qui s’achève lui aussi à la manière d’une marche funèbre. Par contre ces deux œuvres diffèrent au niveau de leur structure puisque le Trio de Tchaïkovski n’a que deux mouvements alors que celui de Rachmaninov en comporte trois.
En dehors de quelques pièces mineures écrites dans sa jeunesse, Rachmaninov ne s’est guère intéressé à la musique de chambre, à l’exception bien sûr des deux trios et de la Sonate pour violoncelle et piano. Ces œuvres sont d’autant plus précieuses qu’elles sont révélatrices de son art dans cette discipline. C’est pourquoi, pour terminer cet enregistrement dans une atmosphère moins tragique, et atténuer la tension émotionnelle générée par ces deux œuvres prenantes, les interprètes ont eu recours aux transcriptions. Ils proposent ainsi d’entendre quatre Romances de Rachmaninov magnifiquement transcrites pour leur formation par Alexander Panfilov, le pianiste du Trio. Ces Romances composées par Rachmaninov pour voix et piano s’inscrivent dans la plus pure tradition russe des Glinka, Dargomyzhsky, Moussorgsky, Borodine et bien sûr Tchaïkovsky. Ces romances au charme suranné séduisent par leurs mélodies simples et inspirées, leur caractère intime et par la poésie des textes, que les auteurs soient inconnus ou très célèbres, comme Tolstoï, Pouchkine, Lermontov, Goethe, Heine ou Hugo etc. Rachmaninov appréciait particulièrement ce genre musical puisqu’il laissera 83 mélodies, souvent publiées après sa mort. Rachmaninov appréciait tout particulièrement « Lilacs » (les lilas), et « Daisies » (les Marguerites), romances écrites à l’origine pour voix et piano, dont il a réalisé des transcriptions pour piano seul.
Afin de boucler la boucle, une ultime transcription vient clore ce disque généreux par un dernier hommage à Tchaïkovski avec la transcription par Louis Eaton de la dixième pièce extraite du cycle pianistique « les Saisons » qui s’intitule « Chant d’automne », qui évoque bien évidemment sur un ton nostalgique le mois d’octobre.
Cependant, ce disque engagé et passionné ne remet pas en cause la discographie des deux trios de Rachmaninov déjà abondante. Celle-ci est dominée par la version historique (de David Oistrakh, Lev Oborin et Sviatoslav Knushevitsky) et par les versions plus récentes du Beaux-Arts Trio et de la formation exceptionnellement constituée par Daniil Trifonov, Gidon Kremer et Geidré Dirvanaukaité. Il existe aussi une excellente version du premier Trio par le Trio Élégiaque (couplé avec les Trios d’Arensky et de Rimski-Korsakov). Pour leur part Andrey Baranov, Christoph Croisé et Alexander Panfilov en parfaits musiciens maîtrisent parfaitement leurs instruments respectifs mais proposent une interprétation (à mon avis) trop démonstrative et caricaturale. Certains interprètes ont hélas parfois tendance à surjouer le pathos dans la musique de Rachmaninov, d’autant que celle-ci se prête aisément à cet exercice par son discours mélancolique et son « romantisme » à fleur de peau. Cependant Rachmaninov était d’une nature pudique et réservée (il suffit d’écouter ses enregistrements pour s’en convaincre) et l’étalage de sentiments larmoyants, de vibratos accablants et de virtuosité démonstrative ne correspond pas à son tempérament.
Notes : Son : 8,5 Livret : 8,5 Répertoire : 8,5 Interprétation : 8
Jean-Noël Régnier