Les Voies de la Voix Acousmatique

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C’est à une soirée instructive que nous conviaient, ce 30 janvier au Senghor, Annette Vande Gorne et le Centre Musiques et Recherches, à l’occasion de la Semaine du Son.
Compositrice dont la renommée dépasse de loin nos frontières, Vande Gorne est également Professeur honoraire de composition électroacoustique du Conservatoire Royal de Mons/Arts2. Et donc une pédagogue chevronnée ! Il n’en fallait pas moins pour rassembler un auditoire attentif autour d’un programme d’œuvres de musique acousmatique, articulé autour du thème intemporel des rapports entre musique et texte. Au fil de ce concert-causerie, Vande Gorne nous a donné à entendre, et surtout à comprendre, comment les musiciens acousmatiques conçoivent ce tissage complexe et varié des mots et des sons.

La question n’est plus guère aujourd’hui de savoir si, dans une œuvre vocale, la primauté doit revenir au poète ou au musicien, mais d’explorer ce que ce dernier peut faire du texte que son cœur a élu pour le retravailler. Les voies qui s’offrent à lui sont multiples. Ce texte, il peut en effet choisir de l’illustrer, d’en décrire ou d’en prolonger le sens au travers d’un monde sonore qui sert alors le poète. Il peut aussi le pétrir, le hacher, le hachurer, le déchirer, le dépouiller de son sens, n’en retenir que les lettres éparses, mélangées par le vent, en permuter les mots ou les syllabes ; se contenter encore d’exprimer les rêves, les émotions, voire les horreurs que les vers véhiculaient dans leur état premier. Il peut, enfin, faire le choix d’un matériau vocal dépourvu de toute sémantique : cris, soupirs, hoquets, onomatopées,… Comme l’écrit Vande Gorne : « La voix privée du sens. La voix privée du texte. La voix à l’état pur, la voix brute, la voix primitive presque. La voix se libère, se sépare du support des mots, pour trouver ensuite une intégration différente des mots dans le flux musical : le mot-musique ».

Cette réflexion autour des alliages entre texte et musique n’est pas l’apanage des seuls compositeurs de musique acousmatique. Le XXème siècle avait déjà largement défriché ces contrées où le texte musicalisé se défait de son sens et où la voix n’est plus appelée à signifier mais à se fondre dans le matériau sonore pour y perdre, quelquefois, son identité. Le mot-pour-lui-même et le mot-musique n’avaient-ils pas déjà vu le jour dans le creuset du surréalisme? Sur la scène musicale, Stockhausen (Stimmung), Babitt (Sounds and Words), Ligeti (Aventures et Nouvelles Aventures), Kagel (Phonophonée et Anagrama) et Xenakis (Nuits) n’ont-ils pas œuvré à la fracture du texte, à la facture du mot musical, aux côtés de nombreux autres compositeurs tels que Cage, Kurtág, Holliger, Ferneyhough ou Rihm, dans des œuvres où l’électronique est absente ou marginale? Certes. On ne peut nier, cependant, que les nouvelles technologies permettent, de nos jours, de muer, muter, mutiler les mots comme jamais auparavant.

C’est donc dans des paysages changeants, évoquant les relations diverses entre mots et musique, que nous a entraînés Annette Vande Gorne, illustrant chacun d’eux à l’aide d’extraits de ses propres œuvres et de celles de ses confrères.

Au départ de La Guerre de Clément Janequin, composé d’onomatopées décrivant la bataille de Marignan, jusqu’au célèbre Visage de Luciano Berio, en passant par les Ponomatopées de Bernard Parmegiani et Colère (3e mouvement des Éclats de Voix) de Robert Normandeau, la conférencière nous a d’abord intéressés à l’usage du son pour lui-même. Particulièrement éclairants, à cet égard, furent deux extraits de Déluges et autres Péripéties de Vande Gorne (qui s’appuie sur des sons émis par la voix en inspirant, plutôt qu’en expirant) et de Growl de Åke Parmerud (qui exploite le grunt, ou « death growl », une technique vocale fréquemment utilisée par les groupes de heavy metal, conférant à la voix un timbre guttural). Avant la pause résonnèrent Grains of Voices du même Parmerud et Amoroso de Vande Gorne. Extraite de Vox Alia, cette dernière pièce -un dialogue-répons entre voix d’homme et voix de femme en octophonie- se fonde sur la spatialisation pour suggérer le sentiment d’embrassement.

La seconde partie du concert, elle-même subdivisée en deux temps, s’articulait autour du mélodrame et du son appréhendé dans sa dimension signifiante. Le texte retrouve ici sa primauté ; la musique, en retrait, le suggère, le rehausse, l’habite ou le dévoile. Les œuvres de Vande Gorne, drapant pour la plupart les textes prodigieux de Werner Lambersy (poète flamand d’expression française, traduit dans une trentaine de langues à travers le monde), se taillèrent ici la part du lion. Noces noires, d’abord. Requiem couché sur le papier, comme un corps sur un linceul, par le poète accablé par la disparition de sa mère ; une œuvre à ce point remuante que Vande Gorne s’abstient en général de la donner en concert. Vint ensuite le fabuleux Ginkgo, où la musique « excite » l’imaginaire titillé par le texte ; Fragment de lettre à un habitant du Centre, dont le texte violent de Kamal Ben Hameda traduit le mal-être d’un réfugié arabe dans nos pays occidentaux ; Feu, issu d’Architecture Nuit, dont l’embrasement se réduit peu à peu ; deux autres extraits (Après les génocides et Litanie) de Déluges et autres Péripéties ; et Exil, sur un texte de Saint-John Perse dont les voyelles et les consonnes ont été découpées et réassemblées ensuite de manière aléatoire.
Pour illustrer l’approche mélodramatique, nous entendîmes pour finir plusieurs fragments de l’opéra acousmatique d’Annette Vande Gorne, Yawar Fiesta (« Fête du Sang »), sur un livret de Lambersy. Point de madrigalisme mélodique ici, mais bien ce que la compositrice appelle « madrigalisme par l’espace » ; cet espace consubstantiel à la musique acousmatique, capable d’évoquer tour à tour le mouvement rotatif d’un taureau dans l’arène ou le flux et reflux des vagues.

Un programme ambitieux, on en conviendra ; un peu long peut-être, mais qui laisse délicieusement entrevoir que poètes et musiciens n’en ont pas fini de se scruter, s’interroger, s’enlacer, s’épouser, se bousculer, se repousser et s’enlacer à nouveau, dans un jeu d’éternelle séduction.

Olivier Vrins

Le Senghor, 30 janvier 2019

Crédits photographiques : Sophie Delafontaine

 

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