Lucie de Saint-Vincent joue la carte de l’élégance pour Montgeroult et Bigot

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Des dentelles à l’échafaud. Hélène de Montgeroult (1764-1836) : Sonate en fa mineur op. 1 n° 3 ; Fantaisie en sol mineur op. 7 n° 3. Marie Bigot de Morogues (1786-1820) : Suite d’Études ; Andante varié en si bémol majeur op. 2 ; Sonate en si bémol majeur op. 1. Lucie de Saint-Vincent, piano. 2023. Notice en français et en anglais. 63’. Présence compositrices PC004.

Que les mélomanes à l’âme sensible se rassurent : même si le titre de cet album pourrait faire craindre que les deux compositrices mises ici en valeur ont connu un sinistre destin, aucune n’est décédée de manière violente. Hélène de Montgeroult a malgré tout échappé au pire. Cette Lyonnaise d’origine noble, devenue marquise par mariage en 1784, bénéficia d’une belle réputation en jouant du pianoforte dans les salons de l’Ancien Régime. Elle fut arrêtée sous la Terreur et enfermée à la Conciergerie. Elle aurait été sauvée de la guillotine en interprétant devant le Comité de salut public La Marseillaise, attestant ainsi de sa loyauté envers les temps nouveaux. En 1795, un nouveau Conservatoire de musique était créé à Paris et elle y fut nommée professeur, poste qu’elle abandonna trois ans plus tard. Elle continua d’enseigner en cours privés. Cette compositrice de talent est déjà bien servie par le disque. Le lecteur se référera aux recensions parues dans nos colonnes sur ses Sonates par Nicolas Horvath en date du 7 avril 2022, et sur un choix de ses nombreuses Études par Clara Hammond, le 25 novembre 2022. Il y trouvera aussi maints compléments biographiques.

Le label Présence des Compositrices, qui existe depuis 2022, en est à sa quatrième production. Destiné à mettre en valeur le talent de créatrices, il a déjà proposé des pages de Marie Jaëll, Nadia Boulanger, Germaine Tailleferre, Augusta Holmès, Édith Canat de Chizy, Camille Pépin et quelques autres. La pianofortiste Lucie de Saint-Vincent a participé, à Toulon en 2016, au festival « Présence féminines », intitulé « Des dentelles à l’échafaud » (titre repris pour l’album), qui mettait en évidence des compositrices des trois derniers siècles. Sa formation s’est effectuée à Perpignan, avant d’autres lieux, dont le Conservatoire Royal de La Haye, où elle a travaillé sa passion pour le pianoforte avec le spécialiste qu’est Bart van Oort (° 1959). 

Le musicologue français Jérôme Dorival, qui a publié une biographie d’Hélène de Montgeroult (Symétrie, 2006), signe la note de programme. Deux partitions de cette Lyonnaise d’origine sont à l’affiche. Sa Sonate op. 1 n° 3 (elle en a composé neuf) a été publiée en 1795. Ses deux mouvements révèlent une belle expressivité, une sensibilité empreinte de mélancolie, mais aussi un tempérament ardent, que la Fantaisie jointe confirme, avec ses tableaux colorés et une sensation d’improvisation variée et nuancée. Le présent enregistrement confirme que l’on est en présence d’une compositrice d’une valeur indiscutable. Lucie de Saint-Vincent joue ces pages dans un style esthétique d’une belle et souple élégance, avec de chaudes tonalités. Le choix de l’instrument, fac-similé d’un piano Érard de 1802 de la collection du Musée de la musique de Paris (photographie et description incluses) offre aux pages de Montgeroult leur part d’authenticité. 

Bien moins connue que son aînée, Marie Bigot, dont l’existence fut brève (elle décéda à 34 ans), était née à Colmar dans une famille de musiciens et y reçut les leçons de sa mère pianiste. Elle épousa à Vienne en 1804 Paul Bigot de Morogues, qui était bibliothécaire du comte Razoumovski, auquel Beethoven dédia des quatuors ; elle donna des concerts très appréciés, notamment des concertos de Mozart, et rencontra Haydn, Salieri et Beethoven. Ce dernier lui offrit le manuscrit autographe de son Appassionata, dont elle avait déchiffré l’original devant lui, et entretint une correspondance avec elle. Le couple était de retour à Paris en 1809 et tenait salon, le mari étant employé aux Affaires étrangères, avant de participer à la campagne de Russie où il fut fait prisonnier pour longtemps. Marie, qui connaissait le Cours complet de Montgeroult, enseigna alors pendant plusieurs années, notamment aux enfants Mendelssohn, en 1816. Elle étudia la composition avec Auber et Cherubini, mais son catalogue dans ce domaine est des plus limité.

On retrouve ici la quasi-totalité de cette mince production, sauf un Rondeau. La Sonate opus 1 en quatre mouvements (un peu moins de dix-sept minutes au total), a été publiée à Vienne, ainsi que l’Andante varié opus 2. Dans ces deux œuvres, élégantes, séduisantes et attrayantes, on découvre une écriture équilibrée et des registres au sein desquels la finesse et le charme règnent, avec une éloquence qui retient l’attention. L’Andante varié, première gravure mondiale, montre que Marie Bigot est habile dans le domaine de l’harmonie. Quant à sa Suite d’études, au nombre de six (dont quatre sont aussi des premières mondiales), elle se rapproche des leçons laissées par Montgeroult, à travers une virtuosité subtile et des apports techniques comparables aux qualités de sa devancière.  Pour cette suite, Lucie de Saint-Vincent utilise à nouveau le même piano Érard, mais, pour la Sonate et l’Andante, elle a opté pour un pianoforte autrichien de Matthäus Andreas Stein de 1804, conservé au Musée Geelvinck, à Heerde-Amsterdam. 

Lucie de Saint-Vincent joue ce programme avec une distinction aisée et une passion maîtrisée, que le choix des instruments, superbes, fait encore plus apprécier. Dans la présentation exemplairement soignée de cet album, enrichi de photographies en couleurs, elle signe un long texte explicatif dans lequel elle aborde notamment la recréation des images et des couleurs reflétant le goût français instrumental de l’époque. Son éloquente démonstration est un bonheur d’écoute. 

Son : 9    Notice : 10    Répertoire : 9   Interprétation : 10

Jean Lacroix  

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