Luth à la Renaissance, avec Max Hattwich et Evangelina Mascardi

par

Die Kunst der Lautenschläger. Œuvres de Hans Judenkönig (c1450-1525), Matthäus Waissel (c1540-1602), Hans Neusidler (c1508-1563), Melchior Neusidler (c1531-c1591), Leonhard Lechner (c1553-1606), Sebastian Ochsenkun (1521-1574). Max Hattwich, luth. Johannes Wieners, contre-ténor. Jonathan Boudevin, baryton. Octobre 2022, février 2023. Livret en allemand, anglais. TT 57’31. Christophorus CHR 77477

Roland de Lassus, lo ti vorria contar… Œuvres de, transcrites ou compilées par Roland de Lassus (c1531-1594), Sixt Kargel (c1540-1593), Emanuel Adriansen ( ?-1604), Pierre Phalèse (c1530-c1573), Melchior Neusidler (c1531-c1591), Jean-Baptiste Besard (1567-c1625), Vincenzo Galilei (c120-1591), Giovanni Antonio Terzi (fl1580-1620), Florenzino Maschera (c1541-1584), Joachim Vanden Hove (c1567-1620), Mathew Holmes ( ?-1621), John Dowland (1563-1626), Alfonso Ferrabosco (1543-1588). Evangelina Mascardi, luth alto et soprano. Frédéric Zigante, luth alto et ténor. Cornelia Demmer, luth basse. Septembre 2022. Livret en français, anglais, néerlandais, allemand. TT 61’38. Musique en Wallonie MEW 2305

Si la lutherie italienne de la Renaissance était réputée, on ne doit pas oublier qu’un de ses plus prestigieux représentants, installé à Bologne, Laux Maler (1485-1552), naquit près du Tyrol autrichien. Le sud des pays de langue germanique compta de valeureux artisans, notamment en Bavière : à Füssen, Nuremberg, où Augsbourg où l’inventaire personnel du richissime banquier Raymond Fugger dénombrait en 1566 quelque cent-quarante luths ! Stimulé par l’essor de l’imprimerie, un répertoire s’y développa, et s’émancipa progressivement des sources vocales (motets, chansons), au profit de pièces instrumentales sui generis. L’abandon du plectre permit aux doigts de jouer un répertoire polyphonique, à deux ou trois voix, noté sur un système de tablature spécifiquement allemand dont on prête l’invention à Conrad Paumann (1410-1493). 

La typicité de cette nomenclature justifie certainement que certains ouvrages parurent d’abord en transcription italienne (ainsi Melchior Neusidler d’abord publié à Venise en 1566) et explique peut-être que ce répertoire ardu à déchiffrer ne soit pas le mieux documenté au disque. Une douzaine de pièces de ce CD sont ainsi annoncées en premier enregistrement mondial. Enregistré en février 1975 dans le cadre d’un panorama européen du luth, un vinyle de Konrad Ragossnig (Musik für Laute –Deutschland Niederlande) affichait quatre compositeurs que nous retrouvons dans la présente anthologie, qui inaugure la discographie de Max Hattwich. Le jeune artiste fut formé à Rostock (guitare avec Thomas Offermann) et Berlin (luth avec Björn Colell et Sam Chapman).

Né en Souabe et actif à Vienne, Hans Judenkönig fut un pionnier de cette tradition allemande, qui légua deux volumes à dimension didactique, notamment pour les Priamel (« préambules ») assortis de conseils pour les positions et les doigtés. Outre ce genre voisin de la Fantaisie et du Ricercar, on lui doit des danses, mais aussi des élaborations sur des pages de l’école franco-flamande et sur des Tenorlieder. Une dizaine de plages fournissent un aperçu de ce catalogue, et sont complétées par quelques auteurs de la génération suivante. D’Hans Neusidler, le programme n’a pas retenu la dissonante Judentanz en scordatura, mais quatre pièces tirées de son Lautenbuch de 1536. Son fils Melchior apparaît par trois pièces de son recueil publié à Strasbourg en 1574, dont une Danz dédiée aux opulents mécènes Fugger, et une Fantaisie sur le fameux madrigal Anchor que col partire de Cipriano de Rore (1516-1565).

C’est une autre célèbre mélodie de l’époque, Susanne ung iour de Lassus, qui inspira Matthäus Waissel, continuateur de ce savoir-faire, dont on entend également quelques Phantasia et Preambulum. Il exerça plus au nord que les autres compositeurs de cette anthologie, en Prusse orientale. Sa Tabulatura éditée en 1592 à Francfort/Oder précéda le déclin de la notation allemande, délaissée pour le système français. De ce crépuscule date le Florilegium de Leonhard Lechner, publié à Cologne en 1594 au seuil de l’ère baroque, procurant une des deux chansons adaptées par l’interprète, avec le concours de Johannes Wieners et Jonathan Boudevin. Le parcours se referme pertinemment sur un congé : Innsbruck, Ich muss dich lassen d’Heinrich Isaac (c1450-1517), puisé au Tabulaturbuch de Sebastian Ochsenkun, autre emblématique témoin de l’art de la diminution. Le tout récent instrument d’Alfonso Marin (2019), façonné d’après un modèle de Georg Gerle (c1580), laisse s’exprimer six chœurs, conformément à la facture du XVIe siècle. Capté de très près, quitte à ce que le crissement des positions parle autant que les cordes, ce luth trouve en Max Hattwich un studieux avocat de ce répertoire aussi rare qu’exigeant. Une interprétation plus appliquée que virtuose, mais pour prime de risque dans ces parages trop peu fréquentés, nous arrondissons l'évaluation.

Nous avions succombé à l’anthologie J.S. Bach (Arcana) d’Evangelina Mascardi, qui nous revient avec un superbe programme autour de Lassus, alignant quelques-unes de ses pages vocales (motets, madrigaux, lieder, chansons) transcrites par des contemporains, et qui apparaissaient alors dans des dizaines d’imprimés et de manuscrits. Toutes les œuvres sont présentées dans un expert livret signé de Christine Ballman, précieusement illustré, dont le label wallon a le secret. Ce riche récital inclut aussi d’autres compositeurs, afin d’illustrer les deux autres genres auxquels se prêta l’instrument : la danse, et les formes libres de nature contrapuntique. 

L’artiste argentine ne revient pas seule, puisqu’elle a sollicité le concours de deux comparses : Frédéric Zigante et Cornelia Demmer, pour neuf pièces en duo ou en trio, servies sur cinq instruments sortis des ateliers de Stephen Murphy, sauf un luth en sol de Lars Jönsson. Admirable complicité dès la première plage, loquace exergue tiré d’une villanelle qui donne son titre à l’album. L’auditeur féru de musique ancienne entendra défiler quelques célèbres mélodies, empruntées par des compilateurs : le notoire Pierre Phalèse de Louvain pour la Bataille ad secundam dont l’on associe les élans guerriers à Clément Janequin (1485-1558), le Balletto extrait du Thesaurus de Besard dont l’air parlera aux amateurs du Terpsichore Musarum de Praetorius. 

Jouxtant ces tubes, voilà aussi des raretés, comme un anonyme Lay un mary qui figure à titre unique dans un florilège de Sixt Kargel et que l’on attribue sans certitude à Lassus. Evangelina Mascardi a elle-même fourni quelques arrangements : La nuict froide et sombre, Du corps absent, élargi à deux luths, ou la mignonne Susanneken copiée par Joachim Vanden Hove et ici élargie en trio. C’est une autre Susanne, celle de Lassus, qui s’invite dans plusieurs transcriptions et atteste de sa vaste diffusion, par-delà la Manche et par-delà les Alpes : une version par Mathew Holmes, une autre par John Dowland qui s’inspire des phrases de cet air pour la morphologie de sa Gaillarde dédiée au Lord Viscount Lisle. Ou encore accaparé par Giovanni Antonio Terzi qui en laissa une mouture sous guise de Canzon francese, et une autre en duo.

Hélas, ce Contrappunto sopra Susanna un jour, dont on déplore une exécution malaisée tant de sonorité (les envolées du soprano vers l’aigu) que de phrasé, s’avère une passagère déception au sein du tableau brossé par les interprètes, par ailleurs maîtres de l’ornementation. Un bref regret, car tout le reste n’appelle que compliments, par son articulation sans sécheresse (Volta quarta de Terzi), sa science émue de la respiration (Canzone prima de Maschera), ses abandons raffinés (Avecque vous), son intelligence rythmique (Ciparissa, Gagliarda de Galilei), la délicatesse des inflexions (Fantasia de Ferrabosco, ingénieusement raffinée). Les moments de recueillement (Veni in hortum meum) sont contrebalancés par la verve d’un Passamezo d’Italye et son cortège de variations, tréfilé dans un délectable écheveau de textures –fugace, mais à se pâmer.

Christophe Steyne

Christophorus = Son : 8,5 – Livret : 9 – Répertoire : 8 – Interprétation : 9

MEW = Son : 8,5 – Livret : 10 – Répertoire : 7-10 – Interprétation : 10

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